N° 06 – OU VA LA TURQUIE ?

JEAN MARCOU – Directeur des Relations Internationales de Sciences Po Grenoble. Chercheur associé à l’Institut Français d’Etudes Anatoliennes à Istanbul. 6 février 2017 – 63 participants.
Après le coup d’Etat manqué du 15 juillet 2016. La Turquie traverse une période complexe sur le plan intérieur, européen, international : épuration de la société, migration, intervention en Syrie, question kurde …

Jean MARCOU et la Turquie, c’est une longue histoire. Première découverte en 1975 : étudiant, il découvre en six semaines qu’on peut communiquer avec les gens sans nécessairement parler la même langue. Il revient, cette fois en famille, en 1988 pour quatre ans, dans le cadre de la création du premier département universitaire francophone à l’Université de Marmara d’Istanbul. De retour en France et ensuite pendant un séjour de six ans au Caire, il poursuit ses travaux sur la Turquie. Nouveau séjour en tant que chercheur contemporain, de 2006 à 2010 à l’Institut Français d’Etudes Anatoliennes d’Istanbul. Une expérience de terrain que Jean MARCOU vient partager avec nous.

Actuellement, un projet constitutionnel est en attente d’un référendum, en avril prochain, pour changer le régime parlementaire actuel en régime présidentiel. La Turquie vient de vivre un coup d’état, a subit une série d’attentats par l’état islamique et par les Faucons de la Liberté du Kurdistan : plus de 500 personnes sont mortes dans ces attentats. Le pays est au cœur d’une géopolitique compliquée, post printemps arabes avec des puissances régionales nouvelles : Arabie Saoudite, Iran, Russie. Plus de 3 millions de réfugiés sur son sol, dans les zones frontalières avec dans certaines régions plus de réfugiés que de locaux. Le gouvernement a du faire face à la dernière rentrée scolaire à 350 000 enfants de plus à scolariser.
Géographie : à cheval sur deux continents Europe orientale avec Grèce et Bulgarie en frontière et Asie (mineure chez les anciens) avec en frontière mer Egée, mer Noire, mer Méditerranée. Au carrefour de 3 zones complexes : les Balkans, trois pays de l’ex Union soviétique, Arménie, Azerbaïdjan et Géorgie, et Iran, Irak, Syrie. Et surtout il faut compter avec le grand voisin, la Russie.
Economie : forte croissance économique dans les années 2000, pays émergent. Croissance en 2026 de 3.1% Le PIB nominal, liste FMI et BM, est classé à la 18ème place mondiale pour 2015 mais classement PNUD IDEH soit le développement humain à la 72ème place des pays à IDH les plus élevés en 2014. Fécondité de deux enfants par femme, comme les pays européens mais un pays qui vieillira à l’avenir.
La Turquie est alliée aux occidentaux : membre fondateur de l’OCDE, membre du Conseil de l’Europe depuis 1950, accord d’union douanière depuis 1995, candidature depuis 1999 à l’Union européenne avec ouverture des négociations depuis 2005. Membre de l’organisation de la coopération islamique

Politique intérieure : un pays qui donne plus qu’il ne reçoit par exemple en Afrique, en Amérique du Sud pour le développement économique. Régime pluraliste dit hybride avec une tradition électorale depuis 1946. Quatre partis : 1 – AKP, Parti de la Justice et du Développement, parti de centre droit, le parti de Recep Erdogan, au pouvoir depuis 2002. Le 1er ministre, Binal Yildirim en est le président depuis mai 2016. 2 – CHP, Parti républicain du peuple, social-démocrate et laïc, représentant historique du kémalisme et principal opposant à l’AKP. 3 – HDP, Parti démocratique des peuples, issu du mouvement politique kurde, il défend les droits des femmes, des Kurdes et des LGBT. 4 – MHP, Parti d’action nationaliste, parti d’extrême-droite
L’AKP est au pouvoir depuis 2002. Un régime parlementaire devenu semi-présidentiel depuis la 1ère élection au suffrage universel en août 2014. Dernières élections législatives le 7 juin 2015 et anticipées le 1er novembre 2015. Autoritarisme croissant depuis 2011, personnalisation du pouvoir depuis 2014, régression des libertés. Quels sont les contre-pouvoirs pour réguler ? Erdogan président – Binal Yildirim 1er ministre et leader de l’AKP – Ibrahim Kalin, assistant et conseiller du président, secrétaire de presse du Complexe présidentiel – Dans l’opposition, Kemal Kiliçdaroglu du parti kémaliste CHP, député à la Grande Assemblée de Turquie. Devlet Bahceli du parti nationaliste d’extrême-droite ; il n’est plus vraiment dans l’opposition et est contesté dans son parti. Selahattin Demirtas du parti kurde en prison depuis novembre 2016, accusé de soutenir le PKK, Parti des Travailleurs du Kurdistan, interdit en Turquie. 142 ans de prison ont été requis contre lui par le parquet turc. Et jusqu’à 83 ans contre Fiden Yüksekdag, co-présidente de HDP.
Particularité du régime turc : il faut avoir au moins 10 % des voix aux législatives sur l’ensemble du territoire
pour être représenté.

La tentative de coup d’état manquée a eu lieu dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016 principalement à Ankara et Istanbul par une faction des Forces Armées avec les chars, les hélicoptères de l’armée de l’air.
Prise de contrôle de points névralgiques, ponts sur le Bosphore, aéroport, bombardement du parlement, le bilan officiel fait état de près de 300 morts. Qui sont les acteurs : Le Président Recep Erdogan accuse les partisans du mouvement de Fethullah Gülen, longtemps son allié et acteur de la prise de pouvoir de l’AKP. Le mouvement Gülen a un pouvoir d’influence important, dans les domaines de l’enseignement, des médias, de l’administration, du milieu des affaires. Ce coup d’état est bien différent des précédents 1960 – 1971 – 1980 – 1997. C’est le fait d’une fraction de l’institution militaire et non pas l’institution militaire dans son ensemble. Il a échoué car il n’a pas obtenu de soutien déterminant en Turquie, ni de l’opposition ni de la communauté internationale. Tous les partis représentés au parlement condamnent le coup d’état, des meetings populaires en soutien à Erdogan et contre le coup d’état sont organisés. Une rencontre au sommet des leaders mais mise à l’écart du parti kurde.
Situation post-coup d’état et perspectives politiques : une très forte répression, de très nombreuses arrestations, 120 000 personnes licenciées ou suspendues dans les services publics et privés, bien au-delà des auteurs du coup d’état. Traque du PDY/FETÖ, autre nom du Mouvement Gülen, qui vient d’être inscrit sur la liste des « organisations terroristes » par l’OCI (Organisation de la Coopération Islamique). Principaux secteurs touchés : éducation, préfets, sous-préfets, policiers, juges, procureurs, affaires religieuses, universités. Ces arrestations provoquent une transformation de l’état : problème de recrutements effectués à la hâte dans l’éducation, la justice – Création d’un état AKP – Réforme structurelle de l’armée – reprise du projet de réforme constitutionnelle après l’épuration. La procédure pour cette réforme : vote par au moins 330 députés puis soumission au référendum le 9 avril 2017. Le contenu : le président pourra être membre d’un parti, création d’un poste de vice-président, le président pourra dissoudre le parlement, création d’une procédure d’impeachment, suppression du 1er ministre. Si le projet est voté c’est l’installation d’un régime semi-présidentiel.
Fin du processus de paix avec les Kurdes. Auparavant, plusieurs tentatives de règlement politique entre gouvernement et le commandement du PKK mais qui n’ont pas abouti. Plusieurs évènements viendront contrecarrer les négociations. Fin du processus provoquée par le positionnement de la Turquie dans le conflit syrien.
Fragilité politique et économique : depuis mi-2015, 60 attentats, 500 morts, ce qui entraîne ralentissement de la croissance, faiblesse de la monnaie, chômage.
Positionnement régional et international : Opération Bouclier de l’Euphrate, sur la rive occidentale de l’Euphrate soit incursion de l’armée turque en territoire syrien sur zone contrôlée par l’état islamique. Les buts : chasser l’EI de la frontière, soutenir les rebelles syriens de l’ASL (Armée Syrienne Libre) et empêcher les Kurdes de revendiquer un territoire. La Turquie s’est enfoncée sur le territoire syrien à cette frontière le but premier étant d’empêcher les Kurdes de faire la jonction sur la frontière turco-syrienne. Mais cette opération a aidé la Turquie à revenir dans la crise syrienne. Des initiatives prises avec la Russie : cessez le feu à Alep et conférence d’Astana en janvier 2017. « Zéro problème avec nos voisins » c’est l’idéalisme et le réalisme, c’est « la politique du plus d’amis » soit normalisation avec la Russie et Israël, relation avec l’Iran et rapprochement avec l’Arabie saoudite.
Relations avec les occidentaux : la politique étrangère passe t’elle toujours par l’OTAN et la relation privilégiée avec les USA ? Avec l’élection de Donald Trump les Turcs pensent que tout va s’arranger mais ils risquent de tomber de haut, déjà avec le décret sur l’interdiction d’entrée aux USA pour les citoyens de sept pays à dominante musulmane et avec deux problèmes majeurs : l’extradition de Gülen et le soutien aux Kurdes syriens du PYD, le Parti de l’Union démocratique et sa branche armée, le YPG, les Unités de protection du peuple.
Les enjeux à venir : quel avenir pour l’opération bouclier de l’Euphrate ? Quel rôle dans le nord de l’Irak au moment de la reprise de Mossoul (bonnes relations avec les Kurdes irakiens)

A suivre pour une connaissance des événements « L’observatoire de la vie politique turque » sur le blog de Jean Marcou : ovipot.hypothese.org
Et notamment les relations turco-américaines à la croisée des chemins sur ovipot.hypothese.org/14636