N° 12 – A LA DECOUVERTE DES ECOTOPIES AMERICAINES

DAMIEN DELORME – Professeur de philosophie. Doctorant en philosophie de l’environnement.
26 avril 2017.Que faire face à la crise écologique ? Qu’apprend le philosophe en voyageant à la rencontre des universitaires et des militants américains ? A quoi ressemble l’Amérique des éco-villages et des innovations écologiques ?

« Je sens que je suis en train de partir à la façon dont les gens me disent au revoir. Il y a une présence et une intensité extraordinaire, comme si cette dernière rencontre avant une période distante, comme si ce parfum de rareté, révélait toute la saveur d’une amitié. Cela pourrait-être une dernière entrevue avant longtemps. Le départ est toujours risque d’une rupture. Et sans doute cette menace – diffuse, sourde, implicite – confère-t-elle une solennité aux saluts. » C’est ainsi que Damien dit au revoir à ses amis musiciens en ce 31 décembre 2015 pour entamer un périple de 10000 kilomètres à vélo, de janvier à juin 2016, dans 12 états des USA, à la rencontre de 30 écotopies, et sans oublier sa trompette. Loin de la cruelle épreuve de l’enfermement dans les bibliothèques pour travailler thèse et doctorat, prendre la route pour inventer de nouvelles relations dans l’enseignement, aventure et recherche mêlées. Idée de partager l’expérience avec des enfants au fil des jours. Continuer la recherche sur le thème de sa thèse «La crise de concept de nature dans notre société ». Le vélo n’est pas seulement un moyen de transport mais aussi un moyen favorisant la rencontre et la réflexion philosophique sur comment, nous les humains, considérons la nature et comment nous habitons un territoire.
Une expérience existentielle : interroger, ouvrir le champ de la sensation, de l’expérience de l’espace. Alléger son existence, tant de choses ne sont pas nécessaires. Percevoir les choses, vivre en nomade, s’arrêter dans des endroits inaccessibles. Se faire une idée de ce qui se passe sur les bas-côtés ; avec de l’attention, on repère des choses, des objets, des animaux, des déchets, des cadavres d’animaux. Les marges sont des lieux de mort. Quand on est à la marge, on subit une violence, on ne fait par partie du monde. Empathie avec ces animaux de la marge mais aussi forme de joie en voyant la vie triompher de la dureté de la route, par exemple, les herbes folles qui résistent.
On mesure sa propre vulnérabilité quand on est à la marge, sur le bord : émotion à la vue des vélos exposés en mémoire des cyclistes morts. Vulnérabilité aussi aux éléments, pluie, qualité de l’air, vent … mais aussi familiarité avec les éléments. Réfléchir à l’expérience philosophique des stoïciens : comment rester calme et heureux quand on est confronté à des problèmes, des accidents, des deuils. La solution : le sage qui voit ce qui dépend de nous, de notre volonté, de nos actions et ce qui ne dépend pas de nous. La solution c’est aussi la façon dont nous nous représentons l’évènement. Par exemple, le vent : aller contre le vent ou dans le sens du vent ? Voilà un évènement qui ne dépend pas de nous. Agir avec le vent comme s’il n’était pas une réalité, se cacher le nez, les oreilles ou accepter le réel du vent ? A vélo, on respire tout le temps, la respiration est au cœur de la recherche. Prendre le sens de l’espace. Sentiment de solitude après une nuit difficile mais surprise d’une rencontre inattendue et très touchante entre deux solitudes. Sensibilité à la beauté, présence à la rencontre. Par exemple rencontre magnifique avec une marcheuse militante amérindienne. Se trouver dans l’état de voyage réceptif à la beauté du monde pour transmettre aux enfants une réflexion philosophique sur la nature, la terre, les animaux, le réchauffement climatique (expérience de conception d’un jardin)

Recherche philosophique : comment se manifeste ce mouvement insoutenable de la crise écologique. Aller voir ce qui se passe aux USA, c’était faire le grand écart entre la réalité de la crise et ce que les gens ressentent et vivent. Ce qui frappe tout d’abord, c’est « Nous sommes les meilleurs les plus forts du monde ». Casinos hors les villes, alcool, drogues, jeux. Le consumérisme même en plein désert, publicités, raffineries, extraction du pétrole, économie basée sur les énergies fossiles, plages réservées aux 4 x 4, agriculture intensive, élevage de vaches dans des parcs immenses sur des kilomètres, air nauséabond, ensilage, engrais, soja, maïs. Instrumentalisation des êtres vivants, ce qui compte c’est le poids de viande produite. Pépinières et traitement chimiques par des ouvriers payés à la tâche, idem sur les grandes plantations de légumes.
La Floride, une nature qu’on néglige et la place de l’humain en question. Miami est une ville très urbanisée, avec des infrastructures incroyables. Les Everglades, une nature luxuriante mais très fragile, directement menacés par le réchauffement climatique. 60% des Everglades sont à pas plus de 1 mètre d’altitude, menacés par la montée des eaux salées. Les espaces sont colonisés par les êtres humains mais il y a de l’argent pour pallier et construire des infrastructures. Rencontres à Miami : Activistes pour les droits des animaux de cirque : que font les humains quand ils vont voir ce genre de spectacle, que ressentent-ils ? Personnes vegannes : cohérence entre préoccupation écologique et idée politique, entre domination et exploitation.
Pour les nourritures terrestres : fermes bio, fermes urbaines, slow food. Coopératives. Ferme bio en Floride tenue par une Suissesse, sa production, œufs, cochons noirs – souci de la nourriture pour les animaux, façon d’élever, de soigner et de tuer. Des choix tout au long de la production et vente directe. Ferme urbaine à la Nouvelle-Orléans : production de nourriture bio et programme éducatif pour les jeunes Américains. Ferme slow food en Californie : hors système productiviste, élevage de chèvres, production de fromages frais, vente directe sur les marchés avec des volontaires hors salariat.
Penser la crise de la nature ? Philosophie de l’environnement. Memphis, rencontre au département environnement dans une université du Texas, avec biologistes, chercheurs, professeurs. Penser de nouveaux rapports entre la théorie et la pratique. Conscience politique des professeurs très engagés dans la recherche de solutions et dans l’expérimentation. Atelier d’éducation à l’environnement pour les enfants, cafétérias végétariennes.
Maisons qui visent à être autonomes, en eau, en énergie, en chauffage, en production alimentaire à l’intérieur même. Penser pour nous réintroduire dans le monde et non pas nous enfermer entre les murs. Habiter un territoire et redevenir indigènes des lieux.
Green River Utah : un mois de pause pour un projet de comprendre comment habiter un village américain, entre autoroute, chemin de fer et rivière. Commerces et maisons abandonnés, stations-services, friches, stockage de déchets d’uranium. Le projet : comment aider les villageois à vivre dans leur village, rénovation des bâtiments, résidence d’artistes, en finir avec ce lieu de distribution d’essence et de stockage de déchets. Intégrer l‘histoire, la mémoire de ce territoire. Habiter un lieu c’est prendre soin de ce lieu. Accueillir les habitants.
Les montagnes : pour Damien, retrouver son chez soi
Être écolo en ville ? éco-villages urbains et éco-mobilité. Los Angeles : réhabilitation de bâtiments abandonnés et nouvel espace de cohabitation avec des initiatives, une grande mixité sociale et générationnelle. 400 kms de pistes cyclables. Ateliers de réparation de vélos. Portland, manifestation, fête cyclistes nus pour dénoncer la vulnérabilité des cyclistes et fête de la nature, de la mobilité douce et propre. Dénonciation du monopole de la voiture et création de boulevard pour les vélos dans certaines villes, inversion des priorités.
S’éduquer à l’environnement ? Reconnexion, émancipation. Transformer le type de rapport affectif, cognitif que nous avons avec la nature. Pluralité des horizons spirituels, communautés, écoles, inspiration bouddhiste, camps, jardins, enfants libres, fonctionnement communautaire régulièrement mis sous la responsabilité des enfants, éducation à la permaculture, partage des tâches.
Road hazard : on se trouve face à des incertitudes quand on voyage à vélo, nouvelle perception de la solitude qui n’est pas forcément de la souffrance mais une reconnexion à la nature, à l’environnement, à l’univers et à l’humain. Reconsidérer le passage, le mouvement, la transition, le changement, l’adaptation, la croissance, le développement.

Les questions : Président Trump : catastrophe annoncée, avec les climato-septiques, baisse des budgets, accélération des forages de gaz de schistes. Destruction des cultures des minorités amérindiennes dans les réserves par assistanat : drogues, alcool, jeux (casinos) violence familiale, viols, misère sociale. Chamans qui essayent de réactiver les rapports humains. Et du coup, rapport entre défense de l’environnement et cause sociales des Amérindiens.

LA CARTE POSTALE : BAUDRILLARD
Où « la Nature n’est jamais si exaltée que depuis qu’elle est partout détruite »… Ce qui illustre non pas une tendance psychologique à la nostalgie mais, selon Baudrillard, « la définition historique et structurelle de la consommation » qui est « d’exalter les signes sur la base d’une dénégation des choses et du réel. »

Jean Baudrillard, La société de consommation, ses mythes, ses structures, Editions Denoël 1970, Folio/Essais, p. 150 sqq.