N° 07 – ACCÉLÉRATION … CYCLE « LA DICTATURE DE L’URGENCE »

Marie-Jo EGGER et Marc GINDRE – Professeurs d’économie et de sciences sociales. 4 novembre 2015 – 39 participants.
Comment l’urgence au fil des siècles s’est-elle imposée comme norme sociale d’action ? Pourquoi est-on passé d’une perception du temps cyclique à une perception du temps linéaires ? Et d’autres questions …
Le bébé qui naît aujourd’hui dans un des pays dits « développés » vivra vraisemblablement une centaine d’années, il n’a pas une minute à perdre, il va courir toute sa vie. Jamais dans l’histoire nous n’avons eu autant de temps pour nous or, jamais nous n’avons ressenti l’impression de manquer de temps. Curieux paradoxe. Durant ces 3 séances, nos sociologues ne vont pas nous faire regretter un « bon vieux temps » où l’on prenait son temps mais essayer de donner du sens, d’éclairer l’invisible, de décrypter les logiques qui nous échappent.

1 – Du temps cyclique au temps linéaire : pendant des millénaires, les cycles des saisons, du soleil et de la lune, de la mort et de la naissance imprègnent la conscience que les hommes ont du temps qui passe. Jusqu’au 15ème siècle, le temps paysan est celui de la nature, durée de la nuit, rythme des saisons, météo. Fêtes et marchés reviennent à intervalles réguliers. Activités sociales et activités économiques ne sont pas dissociées. La cohabitation presque quotidienne avec la naissance et la mort marque profondément la conception du temps imposé, qui arrive, s’en va et revient presque à l’identique. L’écoulement du temps a été profondément marqué par le temps de l’Eglise et de Dieu. Les cloches font leur apparition autour du 6ème siècle et rythment le temps sacré (prière) et profane (angélus qui découpe la journée, décès, incendie …). Les heures, les durées sont vaguement définies et c’est avec le développement du capitalisme qu’elles seront fixées de manière précise. Notre rapport au temps va en être modifié : le temps de l’Eglise et le temps de la nature vont devenir le temps du marchand. Jusqu’au 19ème siècle, la vie dans les campagnes va continuer sur le temps de la nature et de l’Eglise mais c’est véritablement le 19ème siècle qui marque un changement profond dans notre rapport au temps : l’heure de la nature et du calendrier chrétien va être remplacée par une machine, l’horloge qui va imposer une référence abstraite et arbitraire. Le rapport au temps collectif va s’individualiser. Horloges à balancier, montres, réveils, almanachs vont contribuer à ce changement de notre perception du temps. Le temps cyclique de la nature, le temps sacré, de l’Eglise sont progressivement remplacés par une conception mathématique du temps, (année découpée en jours, journée en heures, heure en minutes) et linéaire (aiguilles qui avancent inexorablement, hier appartient au passé, je vis aujourd’hui, demain peut-être). Cette transformation ne se fait pas en un jour ni sans opposition : querelles entre curé, maire, marchands (qui imposera l’heure sur le cadran solaire ?). L’heure précise était réglée sur l’heure solaire, chaque région avait son heure et c’est la multiplication des échanges commerciaux et le développement des chemins de fer qui vont imposer une heure nationale. 1891, le méridien de Greenwich est adopté en France : heure de Paris, Greenwich moins 9 minutes et 21 secondes. On voit que ce changement de notre rapport au temps a été largement imposé au nom d’impératifs économiques. Cette mutation n’est pas anodine : ce qui se joue c »’est la maîtrise des temps sociaux, le contrôle de la gestion des temps de travail et de repos, et la nécessité de transformer le temps en une marchandise pour un mode de production qui va conquérir le monde : le capitalisme.

2 – L’urgence comme norme temporelle d’action. Nous courons du matin au soir, toute la semaine même en vacances, en retraite. La réponse à un sondage de 2010 qui posait la question « Avez-vous eu l’impression au cours de cette journée d’avoir assez de temps, d’en avoir trop ou d’en manquer ? » a été qu’en moyenne il nous manque 3h58 ! C’est un fait, l’urgence a colonisé nos vies. Ceux qui y échappent, contre leur gré d’ailleurs, sont les personnes très âgées solitaires, les chômeurs, les handicapés contraints au désœuvrement, les prisonniers, y compris des embouteillages, des files d’attente. L’urgence est de tout temps : il faut agir immédiatement, le danger est imminent, la vie est menacée. L’urgence est donc la conjonction de la vitesse et de l’instant. Dans notre société contemporaine, l’urgence constitue un « phénomène social total ». Le temps est devenu un capital immatériel qu’il faut rentabiliser et faire fructifier, une ressource rare qu’il faut exploiter au mieux. Il nous faut donc accomplir toujours plus d’actions en une durée toujours plus courte quitte à en accomplir plusieurs à la fois. La norme de l’urgence circonscrite à certains milieux, hôpital, secours, s’est généralisée à toute la société. Cette norme touche tous les aspects de notre vie : la santé, on veut guérir vite, on va aux urgences beaucoup plus souvent. La vie politique, tous les partis sont obsédés par le changement synonyme de progrès, le vote des lois en procédure d’urgence est devenu la règle. Les médias : sites Internet alimentés en permanence, écran coupé en deux avec plusieurs informations en même temps, des heures de direct, presque du voyeurisme, des images, des images. La vie intime, durée moyenne du mariage, 4 ans, formation d’un nouveau couple au bout d’un an à peine, vite disparaître après la mort, crémation, cercueils dégradables. Déni de la réalité biologique de la mort, la mort étant la preuve irréfutable de notre incapacité définitive à maîtriser le temps. Le langage : nous parlons de plus en plus vite, moyenne des chroniqueurs radio, 199 mots à la minute aujourd’hui contre 185 en 2000.
En conclusion, l’urgence d’un état d’exception est devenue un état durable, une règle sociale.

3 – Le sacre du présent de l’individu hypermoderne. Les innovations technologiques de ces 20 dernières années ont permis un changement radical de notre rapport au temps, c’est le mouvement d’individualisation du temps. Cette mutation est à la fois porteuse de jouissance et de souffrance. Les nouvelles technologies nous permettent de nous approprier le temps. On jongle avec les agendas, on ne s’engage pas sans consulter son agenda. La densification du temps : on fait plusieurs choses à la fois, cuisine, téléphone, repassage écouter la radio, regarder la télévision. Dans une même séquence temporelle, nous multiplions les activités, nous vivons plusieurs soirées en un seul soir. Continuer le travail à la maison, consulter ses mails, il n’y a plus de barrière entre travail et maison. En réunion, on regarde son téléphone, on passe un mail. L’attente, le désœuvrement sont devenus insupportables. Nous ne pouvons attendre les résultats d’une prise de sang, la fabrication de nos lunettes. Nous ne voulons pas perdre notre temps quand nous voyageons, des applications sur les smartphones nous aident à nous diriger. Nous sommes des victimes consentantes de ce processus, nous avons l’impression d’avoir prise sur l’avenir, nous nous réjouissons de faire tant de choses dans sa journée. La tyrannie est délicieuse, c’est très jouissif on se sent tout puissant, le présent est éternel tellement il est dense. On se prend pour dieu, on est un héros. Mais ce que l’on veut vraiment faire de notre temps n’est pas toujours possible, on renonce à des choses, il en découle de la souffrance. On a peur de rater quelque chose. On étire le temps, on a réduit le temps de sommeil, 2 heures en 50 ans. On prend des substances licites ou illicites, on subit des pressions qui portent quelquefois à la dépression, (je réduits la pression), au burn out, au suicide.
Ce processus, il faut le reconnaître, nous offre une liberté, une autonomie, nous nous sommes libérés des doctrines, des religions qui promettent une vie meilleure plus tard. Il nous procure d’immenses plaisirs, mais aussi il est la cause d’immenses frustrations, quand on se croit tout puissant, éternel. Trop de choses sur l’agenda, et finalement on ne vit pas le moment présent. Une sorte de fuite en avant, la preuve que je vis c’est que je cours. Certains prennent toujours plus de choses à faire pour se sentir appréciés, reconnus, ils attendent une récompense. La perception des distances est soumise à notre perception du temps, on ne parle plus de distance mais du temps pour la parcourir. Et c’est insupportable quand on n’avance pas, quand il y a des bouchons. A la caisse des supermarchés, on n’attend plus, on ne fait plus la queue on scanne, on ne gagne pas forcément du temps mais on n’a pas attendu, on a agi. Et si on fait la queue, il faut occuper ce temps, on téléphone, on lit, on ne peut pas rester sans rien faire. A force de vouloir sans cesse densifier le temps, on risque aussi d’enchaîner des vécus sans lendemain.
On critique nos vies mais nous devons reconnaître quand même les bienfaits de notre époque. On s’est libéré de beaucoup de contraintes liées au temps, tâches ménagères par exemple, temps de travail divisé par 2 en un siècle. Au royaume de l’urgence, on est d’ici, mais on bouge sans cesse. On n’est finalement de nulle part, en révision biographique permanente, ce qui d’ailleurs peut – peut-être, au moins en partie – expliquer cet engouement pour la généalogie, l’histoire, pour les commémorations. Les livres d’histoire, les émissions de télé et de radio sur des événements historiques, les musées de ceci ou de cela connaissent un succès fou dans une société où le « présentisme » domine.
Témoignages : Pour résister à certains médias qui surfent d’une nouvelle à l’autre c’est à nous de chercher d’autres informations plus profondes, des articles de fond plus documentés. Gestion du temps dans les entreprises, liberté du choix des horaires tant que le travail est fait ça peut être positif mais aussi pernicieux quand il y a moins de frontière entre vie privée et travail. Travail à la maison, suis-je bien payé pour ce que je fais, quel temps pour le travail et la famille ?