N° 18 – L’EUROPE EN MARCHE VERS L’ABÎME ?

Jean-François BAYART – Professeur au Graduate Institute à Genève, directeur de la chaire d’Etudes africaines comparées de d’Université Mohamed VI à Rabat, président du Fonds d’analyse des sociétés politiques et du Réseau européen d’analyse des sociétés publiques. Il est également chercheur au CERI-Sciences Po Paris
2 mai 2016 – 57 participants.
L’Europe se découvre confrontée à la menace djihadiste et à l’arrivée massive de réfugiés fuyant les guerres. Seule une mise en perspective historique des événements actuels et des erreurs politiques qui y ont conduit permettra d’imaginer un nouveau paradigme.

La position de Jean-François Bayart est celle d’un chercheur. Il va évoquer des sujets parfois douloureux sur lesquels il devra poser un regard froid et sa parole sera peut être difficile à entendre. A l’origine de l’invitation sa chronique « Le retour du boomerang » qui a suscité des réactions soit extrêmement violentes soit très positives. Il va essayer de fournir des explications aux causes et aux raisons pour lesquelles nous nous retrouvons dans l’impossibilité de raisonner convenablement sur la situation dramatique où nous nous trouvons.
Trois hypothèses à partager avec Jean-François Bayart :
1er postulat : nous posons très mal la question de la mondialisation car nous sommes persuadés que la globalisation menace, détruit l’état. Lui n’est pas persuadé de ce fait. Depuis la grande révolution industrielle, la mondialisation va de pair avec l’universalisation de l’état nation.
2ème postulat : L’identité, la conscience identitaire sont le revers de la globalisation. Par exemple quand on parle de terroir français, c’est aussi le capitalisme des transports – la SNCF – et le capitalisme du marché. Et ce depuis la 3ème République et le développement du capitalisme. On retrouve ce phénomène dans d’autres pays.
3ème postulat : le thème du national libéralisme, pour bien comprendre la synergie entre le national et la crispation identitaire et le libéralisme propre au capitalisme. Poutine, Sarkozy, Berlusconi, Erdogan = des politiques très convergentes.
Politique étrangère de la France depuis une trentaine d’années : comprendre les mécanismes sans faire porter les responsabilités sur l’un ou l’autre. Nous aussi avons des responsabilités par nos votes. Comprendre en dehors de tout jugement de valeur. 1ère erreur : nous avons laissé pourrir la question palestinienne : incapacité des grands pays, indifférence d’assumer des choix, ne pas avoir cherché de solutions politiques, cela a généralisé un sentiment de 2 poids 2 mesures. Les opinions publiques sont scandalisées par les politiques étrangères des pays occidentaux et ressentent une profonde injustice, une victime israélienne vaut beaucoup plus qu’une victime palestinienne et cela s’applique à d’autres pays de la région, par exemple l’Irak avec l’intervention américaine
Les pays européens dont les économies ont été profondément déstabilisées par les chocs pétroliers, sont allés à la quête des grands contrats avec les pays du golfe. Nécessité de trouver de gros contrats pour approvisionner en argent nos efforts de défense. De nombreux contrats d’accord de défense entre la France et des états comme le Katar, les Emirats arabes unis, l’Iran, l’Arabie saoudite. Ces contrats avec ces pétromonarchies ont créé une dépendance économique et une dépendance sécuritaire. Et ces pays sont monté en puissance, y compris sur le plan des idées et des croyances d’où la propagation d’un l’islam salafiste. Enfin la carte de la Turquie a été jouée de façon inconsidérée, fallait-il lui promettre l’ouverture à l’Union européenne et ensuite fermer toutes les discutions dans un débat européen hystérique ? Et on ne s’est jamais posé la question du coût de cette fermeture alors que l’opinion civile turque s’est mise à défendre ses propres intérêts nationaux et s’est davantage renfermée. Depuis 2007-2009 nous n’avons d’ailleurs plus aucune crédibilité. La Turquie a signé un système chinois d’anti-missiles par exemple. Et dans la guerre syrienne, nous avons laissé la Turquie se débrouiller seule avec la crise des réfugiés, 2 millions à ce jour. Le risque est aussi qu’elle peut acter un axe dangereux avec la Russie. On peut craindre aussi que la Turquie se dote de l’arme nucléaire. Par toutes ces erreurs, nous devons ramper de façon assez pitoyable devant Erdogan en le suppliant de garder les milliers de migrants et en lui proposant maintenant l’ouverture de l’adhésion à l’UE. En en plus, en sachant que la Turquie ne demandait pas l’adhésion rapide mais seulement une perspective, nous n’avons pas su créer une relation de confiance avec ce pays. Autre erreur, c’est la gestion de la crise iranienne au moment de la révolution, alors qu’il s’agissait bien d’une véritable révolution. Depuis 1979, nous voyons la révolution iranienne selon la diaspora qui s’est installée aux USA et nous continuons à voir l’Iran comme elle. Nous avons un regard totalement biaisé sur ce pays. Le gouvernement a vraiment une base sociale. Prisonniers de nos alliances avec les pétromonarchies, nous avons aidé l’Irak à bombarder directement ou indirectement l’Iran. Les attentats en France qui ont suivi, sous la présidence de Mitterrand ont été la réponse et depuis nous n’avons jamais réussi à retrouver avec l’Iran une relation constructive. Notamment avec l’histoire du nucléaire, les Iraniens ne sont pas suicidaires au point d’attaquer Israël et il ne faut pas croire ce qu’on a voulu nous faire croire sur leur souhait d’avoir l’arme nucléaire. Nous nous sommes aliénés l’Iran alors qu’il est le pays incontournable pour tout règlement en Irak, au Liban, en Syrie. Et on l’accuse d’ingérence alors qu’on n’en dit pas autant de la France ou des USA. Les Iraniens sont rationnels et ont un grand sentiment de l’état nation et ce serait beaucoup plus profitable de s’allier à eux. Autoritarisme de la France sur la plupart des pays : Tunisie, Egypte, Algérie, Libye. En Algérie on peut dire que la révolution a déjà été brisée dès 1988 et les années de guerre civile ont été aggravées par l’armée. En Lybie, on a totalement occulté que Kadhafi aidait à la stabilisation de l’Afrique de l’Ouest et on n’a mis aucune solution de rechange, ce qui a entraîné la crise au Mali. En Afrique de l’Ouest nous avons supprimé toutes les aides éducatives et sanitaires et nous avons laissé des ONG financées par les pétromonarchies qui ont occupé le terrain avec une islamisation des croyances. Simultanément nous avons fermé la porte à l’immigration et en stoppant l’aide au développement, nous avons déstructuré la filière coton d’où l’intensification de l’exode rural, la déstabilisation des économies et la radicalisation d’une masse de musulmans. Toutes ces erreurs accumulées conduisent à une situation très préoccupante.

Situation française au regard de ces jeunes Français qui se radicalisent et qui sont nos enfants : depuis 2 générations, chômage de masse, quartiers dans la précarité depuis des années avec des conséquences terribles sur le lien social, sur la structure de la société. On nous propose le modèle allemand mais on oublie de dire que le dialogue social est une évidence entre le patronat et les syndicats alors que chez nous le patronat et l’état décrédibilisent les syndicats. Accès au logement très difficile. Nous sommes de gros consommateurs de la globalisation, mais nous vivons ce rapport à la globalisation de façon névrotique, nous pensons que cette globalisation va détruire notre identité. Cette vision nous handicape considérablement. Le débat public ne pose pas ces questions. La question de l’islam par contre est traitée de façon exponentielle mais par le biais de faits marginaux (le voile, la prière de rue …). Et quand on dit islam on mélange tout, on parle dans le vide. De ce fait la France a gâché les bienfaits de l’immigration (Sauf Strauss-Kahn qui parlait de l’immigration positive) On ne dit jamais quel formidable atout sont les apports culturels et économiques de l’immigration. L’intégration se fait dans la chambre à coucher par le mariage, le concubinage. Le débat public s’est formidablement appauvri et là il faut parler des médias : quand on voit le monopole médiatique de certains comme Zemmour ou autres c’est à pleurer. Là aussi on manque de jugement.

Histoire : l’Europe au 18ème siècle est dominée par de grands empires ; Ottoman, Russe, les Habsbourg, et par des états-nations qui sont des empires coloniaux (Angleterre, France …). A partir de la moitié du 19ème siècle, centralisation par l’exclusion des minorités, purification ethnique, (génocide arménien, échange de population après la 1ère Guerre mondiale). Israël, Irak, Turquie : états ethno- confessionnels (la confession notée sur les passeports). Partition de l’Inde en 1947 (Communalisme entre musulmans et hindouistes). Passage dramatique d’un monde d’empires à un monde d’états-nations. L’Europe est née par une purification ethnique : expulsion de millions d’Allemands d’Europe centrale, déportation parce qu’ils étaient allemands, vers la RFA, on a fait porter à ces Allemands la faute du nazisme. 1933-1934, un juif écrit dans son journal au sujet du départ des juifs en Israël : national-socialisme et sionisme même chose « aussi répugnant ».
Soit nous avons le genre de réponses comme après la Seconde Guerre mondiale par le Conseil National de la Résistance avec toutes les initiatives sociales qui ont été des avancées considérables. Soit nous continuons dans la crispation identitaire et là nous sommes dans une situation angoissante.