N° 16 – LES GACACA AU RWANDA – FAIRE JUSTICE APRES LE GÉNOCIDE

Hélène DUMAS – Docteur en Histoire Contemporaine – Chargée de recherche au CNRS
30 MARS 2016 – 33 participants.
Dernier génocide du XXème siècle, celui des Tutsis au Rwanda.
Comment entreprendre de faire justice face à un tel crime

Présentation de la conférence : Entre avril et juillet 1994, près d’un million de personnes périrent au cours du dernier génocide du XXe siècle: celui des Tutsi du Rwanda. Les trois quarts de la population tutsi ont disparu au cours d’une campagne d’extermination marquée par une effroyable efficacité. Les Hutu opposés à la logique meurtrière subirent le même sort tragique. Organisés au sommet d’un État criminel, les massacres n’auraient pas connu une telle ampleur sans la participation massive d’une partie de la population civile. Tous les liens sociaux et affectifs furent atteints par la violence. Dès lors, comment entreprendre de faire justice face à un tel crime ? À l’orée des années 2000, le gouvernement rwandais met en place une justice de proximité, les gacaca. Ancrée dans le paysage des massacres et dans les communautés brisées, cette justice met au jour les mécanismes d’exécution du génocide à l’échelle des collines et des quartiers. Processus judiciaire inédit, il a contribué à lever le voile sur les expériences des différents acteurs des massacres. »
Comment partager cette scène de juin 2012, à Kigali, lors de la clôture des procès gacaca ? Une assemblée solennelle, une survivante et un tueur face à face, le témoignage de la victime d’une brutalité inouïe, scène insoutenable. Emmanuel, le tueur, confirme et raconte, dans une entreprise de dévoilement des actes la violence radicale sur des proches par des proches,. Les victimes témoignent, les tueurs racontent.
Un discours dans ces procès que l’histoire n’a pas vraiment retenu et dont les conséquences n’ont pas été assez exploitées.

Paysages meurtriers, paysages mémoriels. Comment fonctionnent ces procès. Pour le choix du lieu : principe de distance, pas de palais de justice consacré, une grande proximité avec les lieux de massacre, sur les lieux même. La langue des procès est la langue nationale employée par tous, une langue commune. Une continuité entre les acteurs sociaux, familles, anciens voisins. En plein air ou dans des bâtiments administratifs, écoles ou autres. Par exemple le Mémorial de Mugonéro, lieu de massacre de plusieurs milliers de tutsis le 16 avril 1994 et dans cette localité, les procès se sont tenus à côté de ce lieu. Autre mémorial, celui de Nyanza- Kicukiro, 5000 victimes le 11 avril 1994, le gacaca se tient dans un cimetière. Et encore le Mémorial de Mageragere, autre lieu pour les gacaca.

Il faut tenir compte de l’ensemble du paysage, dans la géographie du génocide, espace domestique, champs, rizière, marais, rivière, Quand on vient de l’extérieur, pour comprendre il faut entrer dans cette géographie. Témoignage sur la traversée de ces marais (Marais de Butamwa.: réfugiés dans les lieux saints, des tutsis accusent un des tueurs, et sont contraints de fuir dans les marais : «On a été attaqué chez les Frères par des Interahamwe dirigés par Muhizina (l’assistant bourgmestre de l’ancienne commune de Butamwa, accus). Nous étions découragés et nous sommes sortis. Mais, là, dehors, les Interahamwe tuaient les gens avec des armes locales. Les gens qui n’ont pas été tués ce jour-là se sont enfuis dans les marais. Muhizina était avec ses Interahamwe qui manifestaient leur joie.Nous sommes allés dans les marais. Nous sommes partis à 300 pour les marais, nous y sommes arrivés à 100 et nous étions 20 après la traversée. Dans notre groupe, nous sommes restés à 3. Nous avons traversé la rivière. Les familles qui étaient restées ici sont toutes mortes».
Extrait du témoignage d’Ildephonse Kabanda, gacaca de Mageragere (Butamwa), 10 juillet 2010. Propos recueillis par Hélène Dumas. Cette rivière dont parle le survivant, un affluent du Nil, est en elle-même une arme car les Hutus y ont jeté les Tutsis pour qu’ils retournent dans leur pays, l’Ethiopie. La rivière est le symbole du racisme. Autre lieu de mémoire : le Stade Gatwaro de Kibuye. Faire justice sur les lieux-même du crime, c’est le parti pris pour la tenue des gacaca. Depuis ces lieux, vue sur les charniers, les fosses communes.

Tenue des procès .Sur les lieux, proximité des acteurs, pas d’organisation séparée pour les accusés et les victimes. Les juges portent symboliquement des écharpes aux nouvelles couleurs du pays, il ne s’agit pas de palabre mais il y a un rituel. Une minute de silence pour les victimes, survivant et tueurs côte à côte. Les juges ne sont pas des professionnels, ils sont élus sous condition qu’ils n’aient aucun lien avec l’administration judiciaire (ton procureur sera ton voisin, ton juge sera ton voisin, ton avocat sera ton voisin), les juges sont les voisins. Ramener le crime à l’échelle d’où il a été commis. Des peines sont prononcées même si aujourd’hui la plupart sont sortis de prison, il y a eu quand même une dimension punitive. 12000 juridictions ont été créées, pour juger tout le monde, c’est énorme : justice massive, justice décentralisée.
800000 personnes ont été condamnées. Jusqu’en 2008, on jugeait seulement les tueurs, les crimes sexuels étaient exclus. Ensuite ces viols ont été classés comme instrument de l’extermination et ont donc été jugés, à huis clôt. A la campagne, les juges sont des contemporains des événements, à la ville, on trouve plutôt des personnes de la diaspora revenus au pays. Certains juges ont été démis de leur fonction pour participation aux événements. Avant les événements, le Rwanda était une communauté sociale et affective, famille élargie, mélange entre Hutus et Tutsis. Mais pendant le génocide, la famille n’a pas protégé ses membres aussi se retrouvent ensemble au procès voisins et familles. Certains enfants ont été incités à commettre des crimes contre d’autres enfants par leurs parents, ces enfants devenus adultes témoignent contre leur propre famille, famille qui a impulsé la violence. Il y a aussi un langage de la guerre qui déshumanisait les victimes et qui a justifié les massacres.
Pour les rescapés le temps du génocide est infini, le génocide ne s’est pas arrêté en juillet 1994. Il y a toujours des commémorations. Les historiens commencent tout juste à travailler sur le génocide. Aujourd’hui les gacaca sont terminés et c’est au travers de ces archives qu’il peut y avoir une prise de conscience et sur lesquelles on pourra travailler pour comprendre.

Aujourd’hui, de nombreux survivants ne sont pas retournés chez eux, il faut nuancer la proximité des victimes et des tueurs. Les familles survivantes, par un remembrement, ont pu récupérer leurs terres mais tous ne les exploitent pas. Ceux qui sont partis à l’étranger ne rentrent pas, disent qu’ils ne reconnaissent plus leur pays. Des peines de prison ont été transformées en travaux d’intérêt général. L’hymne national a été changé, la musique créée par un rescapé et les paroles par un prisonnier qui a participé au génocide. Dans la vie publique, plus de référence à l’ethnie, plus de système de quotas concernant les Tutsis, une volonté de s’éloigner du passé. Plus de 50 % de la population à moins de 20 ans et tout change avec eux. Le pardon est très difficile, les peines réduites ne sont pas toujours bien comprises et souvent mal acceptées.

Historiquement, les gacaca étaient un processus colonial avec un juge indigène, et sous forme de palabre mais ils ne correspondent pas aux gacaca de la justice du génocide. Pas de pratique sociale entre avant et après. Les tueurs ne sont pas fous, ils savent exactement ce qu’ils font dans ce qu’ils croient. Actes de cruauté : démembrement, éviscération … pour transformer le corps et démontrer, montrer la différence entre des personnes qui se ressemblaient tant. Certains tueurs réfugiés à l’étranger vont être extradés et jugés au Rwanda. Crimes mutualisés, beaucoup de monde pour quelques victimes, très difficile de donner un chiffre de tueurs. Pas de procès directement lié à l’implication de la France mais une plainte instruite contre les officiers de l’Opération Turquoise. Les historiens demandent que le génocide tutsi soit enseigné à l’école et que les archives soient ouvertes.
Encore beaucoup de travail, pour comprendre et connaître le processus du génocide et ses conséquences.

Parole d’une victime : « Aujourd’hui, je suis venue dans le plein éclat du jour devant vous, parce que jusqu’à présent, je vis toujours dans cette guerre, c’est-à-dire le génocide dont vous êtes l’origine. »

Un film : mon voisin, mon tueur
Un livre : Rwanda, racisme et génocide. L’idéologie hamitique de Jean Pierre Chrétien et Marcel Kabanda
Le livre d’Hélène Dumas : le génocide au village – Le massacre des Tutsi au Rwanda.