N° 9 – LE TRAVAIL, ENTRE ESTIME DE SOI ET SOUFFRANCES.

Marie Jo EGGER – Marc GINDRE – Professeurs d’économie et de sciences sociales – 22 janvier 2014 – 34 participants. En réaction à l’implantation de « compromis » politique et social hérité du Fordisme après la seconde guerre mondiale, et face à la mondialisation de l’économie, les entreprises ont mis en place un « nouveau » modèle productif. Si le travail demeure un moyen d’épanouissement individuel, ce « nouveau » mode de gestion des ressources humaines est à l’origine de nouvelles souffrances au travail. Pourquoi ? Et pourquoi sont-elles finalement supportées en silence par une majorité d’individus ?
Comment donner du sens aux changements que nous avons connus ou connaissons dans notre vie professionnelle. Le travail = mobilisation du corps, de l’intelligence, contraintes matérielles et sociales.
Quatre constats
1 – Civilisation des loisirs, fin du travail. En un siècle diminution de la moitié du temps de travail. Etudes plus longues. Il y a un siècle, 40 % de la vie au travail, aujourd’hui, 10 %. Malgré tout on reste attaché au travail.
2 – Disparition des tâches répétitives, dangereuses ce qui aurait du conduire à la disparition du travail peu qualifié. On s’est trompé, il y a toujours autant de travail non qualifié. Amélioration des conditions, pourtant un grand nombre de salariés se plaint de la pénibilité ressentie.
3 – Travaux les moins valorisants, salaires les plus bas, ce sont pourtant ces salariés là qui tiennent le plus à leur travail.
4 – On constate une croissance des souffrances. Pourquoi ?
Compromis Fordiste en crise : ce compromis a été trouvé après la 2ème guerre mondiale. Avant la révolution industrielle, 80 % de ceux qui travaillent possèdent leur instrument de travail, leur moyen de production. Après, dissociation entre propriété des moyens de production et force de travail. La masse des gens va vendre sa force de travail à ceux qui sont propriétaires des moyens de production, qui possèdent le capital. Le capitaliste va chercher la productivité. Lien très particulier entre celui qui vend sa force de travail et celui qui achète de la valeur ajoutée. Très longtemps le patron a tous les droits ; il n’a qu’une contrainte, donner un salaire suffisant pour que l’ouvrier garde et renouvelle sa force de travail. Dans la seconde moitié du 19ème siècle, revendications pour un salaire qui dépasse le seul maintien de la force de travail. On lutte contre le travail des enfants. En 1894, le syndicat n’est plus considéré comme illégal. Les patrons réalisent que la misère peut être un danger et qu’il est de l’intérêt de tous qu’il y ait un minimum d’assurance d’une vie meilleure. Fin 19ème siècle, limite du travail des enfants, des femmes, réduction des heures, assurances. La crise de 1929, crise de la surproduction car pas d’augmentation des salaires et pas de consommation, est le prélude à la guerre. Après la seconde guerre mondiale, le PC 1er parti + FSIO sont au gouvernement. Taux très élevé de syndicalistes puissants .Dans les grandes entreprises, chaque seconde est comptée, parcellisation du travail, travail à la chaîne. Suivent 30 années de croissance très régulière. Le travail salarié acquiert un statut. En 1980 90 % des salariés ont un CDI. Contrat de travail encadré par le Droit du Travail, d’où une certaine sécurité pour les travailleurs. Couverture maladie, perte d’emploi. Assurance vieillesse. Durée du travail réduite, davantage de congés payés. A ce moment, les souffrances au travail sont supportables car on est ensemble, on a une communauté de destin, on a le sentiment d’être utile, que le travail a du sens. On a la perspective de voir progresser son pouvoir d’achat. Le compromis Fordiste c’est quand l’intérêt particulier d’une entreprise converge avec l’intérêt général des entreprises : acheter la paix sociale, satisfaire les propriétaires, permettre aux entreprises d’assurer leur avenir. Ce compromis Fordiste va se fragiliser dans les années 70/80. Crise sociale : rejet de l’organisation du travail. Crise d’efficacité : difficile d’obtenir de nouveaux gains de productivité. Crise de la rentabilité : des innovations de plus en plus difficiles à rentabiliser. Crise des débouchés : une demande qui ne croit plus aussi vite, plus exigeante et une concurrence nouvelle.
Comment va-t-on réagir ? En mettant un place un nouveau modèle productif. Firme, réseau, les entreprise se recentrent sur le cœur de leur métier et font appel à la sous-traitance à qui on demande qualité et prix bas. Elles font faire ailleurs les tâches qui ne sont pas essentiels : comptabilité, transport, service après-vente, publicité … On instaure le Juste à temps – JAT – soit flexibilité et réactivité. On recherche des moyens de gagner du temps, machines, robots. On produit selon la demande, zéro délai, le client ne peut attendre. Zéro stock car il est un coût et un risque. Pour ça on joue sur le salarié, flexible, polyvalent, poly-compétent, capable de contrôler la qualité, de travailler par groupe autonome. On demande des résultats, une forte implication, une autonomie, des prises de responsabilités. Appel au temps partiel, aux temporaires. Généralisation des moyens informatiques, téléphone, GPS, TIC – Technologies de l’information et de la communication – Cette organisation engendre inefficacité, gaspillage.

Souffrances d’hier et d’aujourd’hui. Il ne faut pas glorifier le passé, ne pas l’idéaliser et ne pas noircir le tableau aujourd’hui. Ce qu’il y a de nouveau c’est l’augmentation de l’intensification du travail : cadences élevées, délais très stricts, rythme de travail contraint, rythme de travail assujetti à la vitesse de la machine, niveau sonore, positions douloureuses, mouvements répétitifs, charges lourdes. Cela est aussi le résultat des 35 heures/semaine, il a fallu compenser. Contacts avec un public de plus en plus exigeant et violent (Hôpitaux, administrations …). Nouvelles souffrances 1 – Perte de sens : production d’une valeur ajoutée mais sans que l’on sache à quoi ça va servir pour le bien commun. 2 – Si disfonctionnement dans la chaîne – demande, livraison – vulnérabilité du système qui va exiger des salariés de pallier à tous les dysfonctionnements. Pression terrible non plus du fait d’un chef mais par le collègue, le client. La chaîne est invisible, la hiérarchie, l’encadrement n’ont plus le regard sur le salarié, ils ont d’autres contraintes mais c’est toute la chaîne qui souffre. 3 – Toujours un écart entre travail prescrit et travail effectif. Confrontation à la réalité, aux imprévus. Trouver des solutions est une forme de satisfaction. Aucun poste ne peut assumer le travail prescrit mais doit trouver des solutions pour le travail effectif. (Santé par exemple). Souffrance des salariés car ils seront jugés sur le travail prescrit et non pas effectif. Manque de reconnaissance matérielle, morale par la hiérarchie, les collègues, les subordonnés. « Je ne sais pas à quoi sert mon travail » 4 – Travail empêché, impossible matériellement de faire ce que l’on demande : temps, objectifs intenables, d’où sentiment de mal faire, de travail bâclé, de ne pas être à la hauteur. Culpabilité car en situation d’échec, souffrance. Tout cela entraîne licenciements de salariés (malades, en difficulté), Prêts forcés à des surendettés, ventes forcées pour arriver aux objectifs imposés. C’est une des pires souffrances, la souffrance éthique, honte, trahison de soi, dégâts humains, consommation d’excitants de drogues, d’antidépresseurs, burn-out, suicide, fragilisation de l’individu.
A l’équilibre entre satisfaction, estime de soi et contraintes, se rajoutent souffrance éthique et travail empêché.
Pourquoi les gens supportent-ils, pourquoi une majorité est-elle consentante ? Collectifs de travail brisés : surveillance permanente – la traçabilité, le TIC – y compris par les collègues. Evaluation individuelle même si le travail est collectif, jalousie, incompréhension. Mélange dans l’entreprise de salariés maison et intérimaires. Collègues inconnus (sous-traitance, délocalisation, différences d’horaires) Le salarié se sent de plus en plus seul et ses souffrances n’engendrent pas de révolte collective. Bureaux ouverts, surveillance, concurrence, dépersonnalisation des lieux. Travail à la maison pour tenir les objectifs. La force du système : beaucoup de salariés ont intégré toutes les contraintes d’entreprise. Ils se sentent menacés par la crise – ou on accepte ou on meurt – Ils n’ont pas conscience d’être victimes car ils se pensent privilégiés car pas au chômage. Les cadres sont les premiers à souffrir car ils sont les boucs émissaires jusqu’en haut de la hiérarchie mais le premier responsable n’est pas identifié, on ne peut accuser personne. Aliénation par la consommation : consommation = compensation. On souffre beaucoup donc on a mérité d’acheter, cela concerne tous les milieux sociaux. On ne veut pas que nos enfants soient stigmatisés d’où les marques. On se rassure en consommant, c’est un palliatif au mal être, au stress, c’est une thérapie. On s’endette pour avoir tout. Montée de l’individualisme et soumission au travail : pendant des siècles, aucun choix, pas de destin individuel. A partir de la Renaissance, on devient ce que l’on fait, on commence à se réaliser. Aujourd’hui, l’individu doit être acteur de sa vie, responsable. Culte du corps, de la performance. Mérite, égalité des chances, lutte contre les discriminations. Servitude volontaire et capacité de résistance « J’accepte les contraintes qui sont un moyen de me réaliser parce que je le vaux bien ». Ce nouveau modèle a correspondu à une attente. Les gens acceptent. Esclavage masqué par la signature du contrat.
Quelles réactions :
Je supporte en silence, je me soumets, c’est la majorité.
Je souffre, je ne suis pas content, je râle, j’engage une action collective mais c’est impossible tout seul. Il n’y a jamais eu si peu de grèves. Taux de syndicalisme au plus bas.
Je sors, je fuis, je voudrais démissionner mais trop de chômage donc je me soumets.
J’en fais le minimum mais ce n’est pas facile.
La fuite par le burn-out

En obtenant la liberté, on a obtenu aussi une forme d’esclavage.