N° 11 – LES MUSULMANS DANS L’HISTOIRE de L’EUROPE.

JOCELYNE DAKHLIA – Historienne. Directrice d’Etudes à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales à Paris.19 avril 2017 – 51 participants.
Un musulman peut-il être européen ? En opposition aux idées reçues, les études démontrent que des musulmans ont été intégrés par milliers aux sociétés d’Europe occidentale. Pourquoi cette réalité est-elle restée ignorée ?
Une clé pour comprendre le monde contemporain.
On croit que la présence musulmane en Europe est un évènement nouveau qui ne peut que causer des problèmes mais Jocelyne DAKHLIA, historienne du monde arabe, va essayer de synthétiser le résultat de ses recherches sur cette présence musulmane.

Jusqu’à une dizaine d’années on pensait que la présence des musulmans sur notre terre n’était pas antérieure au 19ème siècle et qu’ils étaient venus pour travailler dans le nord et dans l’est de la France. Et aussi pour combattre lors de la Première Guerre mondiale, suite au recrutement des tirailleurs, des troupes coloniales. D’ailleurs, pour récompenser ces combattants, construction de la Grande Mosquée de Paris entre les deux guerres. On en reste alors sur l’idée d’un phénomène récent et on pensait que ces musulmans ne faisaient que passer. Mais les historiens cherchent plus loin. L’étude des historiens d’aujourd’hui se concentre sur l’Europe occidentale car l’Europe de l’est était sous la domination ottomane donc sous gouvernement musulmane. Ils ont travaillé tout particulièrement sur les XVI et XVIIème siècles.
Pour approvisionner la flotte des galères, Colbert fait acheter des galériens sur les marchés d’esclaves (Livourne, Venise, Malte…), pas seulement des noirs mais en grande partie des musulmans Ils sont le plus souvent nord africains mais tous appelés turcs. Certains sont capturés, pêcheurs tunisiens, pèlerins pour La Mecque …). Pourquoi aller chercher ces musulmans ?
Tout d’abord, les Européens vont créer des comptoirs, au Levant, en Turquie … Sur ces territoires, des chrétiens se convertissent à l’Islam, également des prisonniers. Phénomène réciproque mais on ne connaissait pas la mobilité des gens du sud vers le nord. Il fallait, pour les historiens, aller chercher ces mouvements. En méditerranée, tout le commerce était entre les mains des Européens, on disait que les musulmans avaient peur de la mer … mais en cherchant on trouve : grands commerçants musulmans, marocains, présents à la bourse de Londres, qui vont et viennent en Italie, en France. Ce n’est pas une présence massive mais significative et plus importante que ce qu’on pensait. L’idée de départ des historiens était de montrer qu’il y avait eu assimilation mais ils ne s’imaginaient pas autant de mouvements. Dans les monographies, on trouve des détails amusants, exotiques comme le baptême d’un Turc mais quand on trouve des quantités de monographies cela devient un phénomène social.
Le but des historiens est une reformulation du débat sur l’islam : l’islam comme une composante séculaire, partie intégrante de la nation. Face à une demande sociale très forte sur ce qu’est l’islam, il faut avoir les réponses fortes et de fond.
Ils ne faisaient que passer ? Non des gens restaient. Par exemple, le cas des ambassades : première grande ambassade ottomane, les ambassadeurs restaient un à deux ans, accompagnés d’un grand nombre de personnel, de membres de leur famille. Et certains restaient plus longtemps et demandaient le baptême. Ils se fondaient dans la population et venaient proposer leurs services dans un processus
d’intégration : les courses, les traductions, petits métiers comme vendeur de café. On dit toujours que les chrétiens orientaux ont transmis les textes des orientalistes mais on s’aperçoit qu’il y a aussi des savants musulmans qui ont fait cette transmission. Revenons à nos galériens turcs dans les ports, sur les bateaux. En hiver les galères restent à quai et ils vont proposer des petits travaux, des petits métiers, par exemple, ils tricotent, ils sont domestiques, cuisiniers, ils sont présents dans les tavernes et bien sûr on assiste à un phénomène d’évasion par exemple par la conversion religieuse, aidés par de riches protecteurs qui peuvent les sortir des galères. Par exemple un galérien algérien qui se marie en Bretagne et qui produit un acte de conversion après avoir fuit la galère et avoir été aidé par des protecteurs.
Evaporation de cette population musulmane dans la société. Galériens et employés d’ambassades ont le droit de pratiquer le culte musulman sauf que les autorités françaises auront du mal à appeler leurs lieux de culte mosquées. La prière musulmane, pour les Français, paraît exotique c’est même un spectacle quand certains font leur prière en public devant la cour. Certains demandent le baptême plus de 20 ans après leur arrivée en France ou en Angleterre. Ces gens ont donc vécu très bien sur une terre chrétienne sans être baptisés, en tant que musulmans et sans qu’on leur cherche des problèmes.
Autre phénomène, la présence d’hommes et de femmes libres : princes déchus, évadés politiques, qui viennent demander aide et protection. Ils viennent avec leur grande famille, phénomène qui fonctionne dans les 2 sens : des Européens qui ont commis des crimes traversent la méditerranée. Des marchands qui vont et viennent, qui sont quelquefois attaqués par des corsaires et qui restent en France, à Marseille, en attendant justice. Les métiers les plus représentés sont les métiers des armes, l’armée tient des listes de ses soldats et on connait leur origine par ces listes. Avec l’armée, ils sont présents dans les régions, dans les garnisons, les galériens sont plutôt sur les côtes. En ce qui concerne les femmes, elles sont domestiques, dames de compagnie, mais moins nombreuses que les hommes, peu présentes. Mais sait-on si c’est parce qu’elles sont invisibles ou moins capturées que les hommes ? Beaucoup de mendiants, c’est une profession à l’époque. Ils profitent de leur baptême pour demander l’aumône, ils voyagent dans toute la France. Autre présence, celle de nombreux médecins et apothicaires qui pratiquent la médecine orientale et de part et d’autre de la méditerranée, des hommes se font passer pour des médecins, les Européens comme les musulmans. Des artistes, des spécialistes du divertissement, funambules, acrobates, de nombreux marocains, berbères. Parmi les galériens il y avait aussi des savants et certains faisaient appel à eux pour traduire des manuscrits.

Pourquoi avons-nous occulté cette présence musulmane pendant si longtemps ?
1 – on ne cherche pas ce qui semble impensable. On ne peut concevoir cette présence avant la colonisation, avant le métissage par la colonisation. Réticences.
2 – difficulté documentaire : les gens changent de noms, changent de prénom pour mieux s’intégrer dans la société. Aïcha devient Marie ou Catherine. Beaucoup de Turcs ont des noms chrétiens. Ensuite on garde des noms doubles, chrétien et musulman par exemple Nicolas Mustapha. Et ensuite même un baptisé va être nommé par son nom musulman, il conserve son identité musulmane. Forme de « racialisation » de l’origine.
3 – les gens pouvaient se faire passer pour n’importe qui et il n’y a pas une revendication de l’état de musulman. On ne sait pas grand chose des revendications du culte.
4 – tolérance sociale, acceptation de la réalité c‘est à dire, de ces musulmans qui ne se convertissent pas pendant des années. Une situation sociale avec des populations sans langue commune, qui ne se connaissent pas d’un village à l’autre mais on avait besoin de bras pour travailler et l’acceptation était facile. Une autre raison à ce consensus c’est la concurrence entre protestants et catholiques pour capter, convertir les musulmans, service qu’ils se font payer d’ailleurs.
C’est différent pour les juifs qui sont là bien avant les catholiques et c’est une source de tourment pour les catholiques. Les musulmans sont les hérétiques pour les autres religions et on ne peut pas les intégrer aux autres religions.
Et pour notre époque, pas de reconnaissance publique des musulmans par notre histoire : polémique chrétienne antimusulmane, caricatures, difficulté à être à la fois citoyen et musulman alors qu’à la fin du XVIIIème siècle par exemple, il y avait une grande tolérance. C’est la grande difficulté de notre époque qui se réfère à la colonisation, aux guerres de libération qui fait croire et dire qu’il n’y a pas de citoyenneté possible.

Débat : les ambassadeurs musulmans étaient exotiques, divertissants, on va les voir pour s’amuser. Des faits divers qui mettent en scène des musulmans et aussi des gazettes judiciaires. Aujourd’hui, les musulmans revendiquent un mode de vie, une certaine visibilité et ne se sentent pas Européens : réponse, ils sont Européens du moment qu’ils vivent en Europe, être Européen n’est pas un mode de vie. En Algérie par exemple, de nombreuses conversions en réaction à l’islamisation. Les termes : Sarrazins, Maures, Turcs sont les termes de la source historique. A l’époque ce n’est pas une communauté homogène et on les perçoit musulmans quand ils se convertissent. Une société est faite de gens de diverses histoires, de diverses origines, c’est une diversité sociale. L’altérité est une représentation : si tous ces gens se sont intégrés si facilement, c’est qu’il n’y a pas eu de rejet, d’où facilité des rapports, reconnaissance mutuelle, circulation très intense de part et d’autre de la Méditerranée. Communautarisme constaté seulement dans le milieu des galères avec encadrement religieux, imams et responsables communautaires. Différence entre juifs et musulmans : les synagogues sont restées, n’ont pas été détruites mais il ne reste aucune mosquée de ces périodes passées.
Refus d’égalité d’un ordre religieux et théologique depuis le Moyen âge mais aussi persistance d’un fond colonial. Comment des gens qui sont inférieurs à nous Européens, pourraient avoir les mêmes droits que nous ? Difficulté pour des musulmans en Europe d’avoir des postes importants alors que de l’autre côté de la méditerranée, ascension sociale très importante, intégration très facilitée pour les Européens.
Présence musulmane encore bien plus ancienne, Wisigoths, Charles Martel, les Sarrazins, Espagne … mais ce n’est pas la spécialité de la conférencière.
Pas de pathologie interculturelle : rien n’est fermé, rien n’est immobile, échanges scientifiques, marchands, culturels. L’islam n’est pas fermé, certains changent de religion plusieurs fois dans une vie. Même aujourd’hui, le roi du Maroc a fait passer une loi qui autorise le changement de religion. Ces conversions ne se sont jamais arrêtées.

Question de l’esclavage en Europe : on pensait que la France ne pouvait pas connaître l’esclavage, les historiens ont beaucoup étudié l’esclavage féminin dans les familles en Italie, en Espagne et on commence maintenant à étudier l’esclavage en France. Pas assez de retour pour le moment. Napoléon a ramené d’Egypte beaucoup de chrétiens. L’art, la peinture représentent beaucoup ces personnages exotiques. En peinture, théâtre, poésie les musulmans sont très présents. Les Ottomans ne sont jamais restés dans leurs frontières, par exemple au XVIIIème siècle, de nombreux marchands sont installés à Vienne en Autriche. Présence musulmane à Genève liée à l’histoire des protestants. Les Maurisques, que l’Espagne considérait comme musulmans ou faux chrétiens ont fuit l’Espagne et beaucoup sont venus en France (Languedoc, Provence, Rouen – voir les cheminées sarrasines).

Il est important de mettre en valeur l’ascendance de personnes musulmanes qui réussissent et notamment dans le monde politique, sénateurs, députés, par exemple la Sénatrice de Paris franco-algérienne Bariza KHIARI, qui précédemment a été vice-présidente du Sénat.

La circulation fait partie de l’histoire.

« Aux clichés tenaces sur le despotisme oriental ou l’incompatibilité de l’islam avec la démocratie, Jocelyne DAKHLIA répond par l’enquête historique sur les formes et les logiques du pouvoir dans les sociétés musulmanes. Son œuvre prolifique, qui s’étend des cours sultaniennes du Moyen Âge à la Tunisie contemporaine, redéfinit les contours de la Méditerranée et invite à penser autrement l’histoire de l’Europe. » d’après un entretien de la Vie des Idées en février 2014, intitulé « Pouvoir et passions en Terre d’Islam »
– L’oubli de la cité. La mémoire collective à l’épreuve du lignage dans le Jérid tunisien. Paris La Découverte – 1990
– Le Divan des rois. Le Politique et le religieux dans l’Islam. Aubier – 1998
– L’Empire des passions. L’arbitraire politique en Islam. Aubier – 2005
– Islamicités. PUF – 2005
– Lingua franca. Actes Sud – 2008
– Les Musulmans dans l’histoire de l’Europe (avec Bernard Vincent) N° 1 : une intégration invisible – Albin Michel – 2011
– Les Musulmans dans l’histoire de l’Europe (avec Wolfgang Kaiser) N° 2 : Passages et contacts en Méditerranée – Albin Michel – 2013
– Tunisie, le pays sans bruit. Actes Sud – 2011