N° 09 – LA VITESSE, LE CAPITALISME ET L’HOMME MODERNE. CYCLE « DICTATURE DE L’URGENCE »

.Marie-Jo EGGER et Marc GINDRE – Professeurs d’économie et de sciences sociales. 25 novembre 2015 – 30 participants.
Le capitalisme a eu besoin de ce nouveau rapport au temps pour asseoir son développement et conquérir presque tous les espaces de nos vies. Avec notre complicité ?
Ce cycle a pour volonté de donner du sens à ce que nous vivons depuis plusieurs siècles. Nous avons beaucoup de temps pour nous, nous vivons plus longtemps, mais il nous semble toujours manquer de temps. Notre rapport au temps est spécifique selon l’époque, le lieu, la génération. Les inventions ont changé nos vies mais ce ne sont pas ces inventions qui ont modifié notre rapport au temps.
Le temps et le capitalisme
A – Les fondements du capitalisme. C’est une manière de répondre à une question : tous les hommes ont des besoins mais nous avons des ressources limitées pour y répondre. La propriété privée des moyens de production c’est la dissociation travail-capital. Le travail qui est fourni appartient au propriétaire du capital et des moyens de production mais pas à celui qui travaille. L’’accumulation du capital : une partie des bénéfices est réinvestie dans l’innovation et dans le remplacement du capital.
B – La logique des propriétaires du capital : pour eux il y a urgence à rentabiliser le capital. Pour cela ils vont évaluer le coût d’opportunité, c’est à dire ce à quoi le propriétaire du capital renonce pour acheter une action ou une entreprise et en même temps il y a une prise de risque quand le propriétaire n’est pas certain de faire du profit. Il y a donc une certaine urgence à rentabiliser la mise de fonds. Par exemple une autoroute financée par des fonds privés se construira beaucoup plus rapidement que celle financée par des fonds publics car cette entreprise voudra encaisser les péages de suite. Les activités qui ont le taux de rentabilité les plus élevés sont celles qui ont un résultat immédiat pour une mise de fond modeste ou très faible, par exemple la restauration rapide. Le plus faible taux de rentabilité se rencontre dans la sidérurgie, le production industrielle.
C – Compétitivité et urgence. Les entreprises sont confrontées à la concurrence aussi elles se doivent d’avoir les délais les plus courts, les prix les plus bas. Il est nécessaire et impératif d’être compétitif, il faut donc chercher aux meilleurs prix les fournitures, les matières premières, il faut faire travailler les machines le plus longtemps possible (nuit, dimanche). Il faut chercher le coût du travail le plus bas possible. Pour la compétence souhaitée, il faut veiller à ce que le salaire donné rapporte le plus possible. Tout est mis en place pour plus de rentabilité, plus de production dans le meilleur délai au moindre coût et donc plus de profit. Exemple des caissières qui doivent scanner le plus grand nombre de produits dans le meilleur temps.
Au départ, fin 19ème siècle, les gens travaillent chez eux, à leur rythme mais le patronat va les faire sortir pour contrôler et imposer les cadences. Le chronomètre remplace l’horloge. C’est l’exemple de Ford au début du 20ème siècle. Le salarié n’a plus la maîtrise du temps. Les chaînes de montagne abaissent le temps de fabrication et grâce à cette invention, la fabrication d’une voiture chez Ford passe de 12 heures 30 à 93 mn et le prix baisse de 850 à 260 dollars. Il y a conflit permanent entre travailleurs et salariés sur la gestion du temps ce qui a conduit à des sabotages pour ralentir la chaîne et aujourd’hui encore, il y a beaucoup de façons de tricher sur le temps de travail. Par exemple travailler sur Internet pour des recherches personnelles. La concurrence oblige le patronat à toujours chercher à produire aux meilleurs prix mais cette concurrence se fait aussi sur les délais : c’est en gagnant du temps qu’on a des parts de marchés supplémentaires mais il faut bien gérer pour ne pas avoir des stocks qui dorment. Travailler dans l’urgence est donc un argument pour gagner des clients et l’urgence devient un moyen de survie pour le capitalisme.

Le règne de l’urgence sur les marchés
A – L’ouverture des frontières et l’urgence. L’ouverture des frontières a exacerbé la concurrence et notamment à l’intérieur des frontières européennes. Cela fait le bonheur des consommateurs car on y gagne environ 200 € de pouvoir d’achat par mois. Mais pour survivre face aux entreprises européennes dans lesquelles le coût du travail est inférieur, les entreprises françaises doivent toujours plus chercher à garder les clients français en pratiquant des prix concurrentiels. Pour se démarquer des concurrents et quand les prix ne peuvent plus être baissés elles misent sur l’innovation. Dans la confection 6 à 8 collections par an de 15000 unités en moyenne, vendues très rapidement et vite remplacées ; Il faut convaincre le client qu’il faut changer, que son vêtement n’est plus à la mode. Dans l’automobile, les modèles sont changés tous les 4-5 ans. Sur les chaînes de fabrication, zéro défaut, zéro retard, zéro absence. Les livreurs doivent rouler le plus vite pour livrer le plus de clients en un temps record. Les commerciaux aussi doivent voir le plus de clients potentiels dans leur journée.

B – Les évolutions technologiques récentes. En 2 centièmes de secondes, une information passe de France aux USA. Le temps de réaction des agents économiques s’est considérablement raccourci. Nous sommes de plus en plus réactifs. Le patronat nous a convaincu qu’il faut savoir réagir, s’adapter, être flexibles. L’immédiateté remplace l’urgence et la précarité est permanente. Nous devons être connectés en permanence, celui qui gagne est celui qui réagit avant les autres, pas de vie privée, pas de décrochage possible. On parle de nanosecondes pour les transactions financières. On n’hésite pas à engager 300 millions de dollars de travaux pour gagner 6 millisecondes entre Londres et New York (un câble sous la mer). Cet investissement servira aux banques, aux assurances pour réagir un peu avant les autres. La monnaie est devenue le temps, le temps est devenu la richesse.
C – l’évolution de la propriété du capital. Nous assistons à une dérégulation totale du capital : l’argent traverse les frontières à la vitesse de la lumière. Depuis les années 60 le capitalisme familial est devenu le capitalisme financier. Les grandes familles ont laissé la place aux entreprises anonymes. Et beaucoup de ceux qui possèdent les entreprises françaises ne sont pas domiciliés en France. Les entreprises affectent leurs profits aux propriétaires, c’est-à-dire aux actionnaires. Le coût réel de l’action s’affiche à tout moment. On rectifie de suite les stratégies si l’action baisse. Les employés travaillent dans un stress permanent créé par la peur que les prévisions ne soient pas réalisées. Cela fragilise les entreprises. Les choix des investissements se feront pour respecter l’objectif de pourcentage de profit promis aux actionnaires au lieu des investissements nécessaires à l’entreprise. Conclusion : la tyrannie de l’urgence est vraiment le produit d’une évolution du capitalisme, de la mondialisation et ce système est nécessaire pour la survie des entreprises.

L’urgence et l’homme moderne.
A – L’urgence a colonisé tous les aspects de notre vie. La vie quotidienne : le capitalisme rêve d’un consommateur qui ne dormirait jamais, qui pourrait produire, consommer, travailler 24/24h. La trame de nos jours est grignotée par l’économie. Par internet nous pouvons acheter des choses nuit et jour, dimanche et jours fériés. Nous pouvons consulter nos mails dans notre lit, téléphoner aux toilettes ! En un clic, nous trouvons les meilleurs livres de l‘année, les meilleurs films, leur côte, les meilleurs produits naturels pour la beauté, la santé … Du coup sur la toile nous recevons des propositions pour ce que nous sommes censé aimer. Nous sommes des consommateurs à temps plein. D’ailleurs, nous dormons 2 heures de moins que dans les années 20.
B – La jouissance perverse de la gestion de l’urgence. On peut faire beaucoup de choses dans un temps réduit grâce aux nouvelles technologies et c’est une jouissance. Grâce à ces technologies on a l’impression de maîtriser le futur, de faire des retours en arrière en décommandant des choses, par exemple en divorçant et inventant une nouvelle vie. C’est un moyen de réassurance personnelle, de se dire « Je ne suis pas n’importe qui ». Témoignages de sociologues du travail : des personnes vont au-delà de leurs forces pour montrer qu’elles sont capables de faire tout ce qu’on leur demande et plus encore. L’urgence est comme un médicament utile et efficace. Par exemple contre l’anxiété car les temps morts sont les caractéristiques de la mort, « Tant que j’ai un agenda bien rempli, je ne peux pas mourir ». Les femmes ont plusieurs vies, mères, femmes, employées, c’est elles qui sont le plus concernées par l’urgence.
C – La douce tyrannie de l’urgence. Nous ne sommes plus sous l’emprise des religions, nous n’avons plus d’interrogation sur ce qui va se passer quand nous ne serons plus là. Tous les grands cadres idéologiques se sont effondrés. (le communisme par exemple) Sans ces balises, ces cadres, difficile de se projeter dans la vie c’est alors à nous de nous construire un avenir. Pour ce faire, nous sacralisons le présent et nous allons chercher, nous allons accumuler des activités pour donner un sens à notre vie. C’est un grand vide qu’il nous faut remplir. Nous sommes les clients d’entreprises qui sont elles aussi dans l’urgence. Et la force du capitalisme n’est pas prête de faiblir : il convainc les gens qu’ils sont libres, qu’ils méritent d’être propriétaires, de partir en vacances, qu’ils sont efficaces mais qu’ils doivent être disciplinés et que le bonheur individuel est à ce prix. Multiplier les activités c’est très satisfaisant et gratifiant mais c’est aussi le moyen de ne pas se poser de questions existentielles, sur notre vie, notre mort. Dans cette histoire nous sommes tous des gagnants et des perdants : réussite au travail et échec conjugal – angoisse dans une filière noble au lycée et réussite dans une filière plus modeste.

Livre : La fin de l’homme rouge. Ou le temps du désenchantement. Svetlana ALEXIEVITCH