N° 05 – VIOLENCES INVISIBLES ET VIOLENCES SYMBOLIQUES – CYCLE « VIOLENCE ET DÉLINQUANCE »

Marie-Jo EGGER et Marc GINDRE – Professeurs d’économie et de sciences sociales. 16 octobre 2015 – 37 participants.
Notre société est profondément marquée par une violence invisible, dite symbolique, aux effets redoutables qui expliquent certaines des tensions qui la traversent.
Dernier volet d’un cycle de réflexion sur les violences. Rappel des 2 précédentes séances. La société française est extrêmement pacifique du point de vue des rapports humains. Pourtant, malgré les explications et les chiffres, le sentiment d’insécurité demeure prégnant.
Ce soir, les violences symboliques, qui ne sont ni coups, ni menaces, ni contraintes mais qui s’exercent avec l’accord tacite des victimes, l’acceptation et la légitimation de la domination.

1 – Violence du discours dominant : nous vivons dans un système contradictoire. Si je fais une faute je suis puni, on cherche le coupable, il y a procès et punition. Ceux qui dominent, la plupart du temps, ne sont pas punis, les victimes deviennent des coupables, les responsables ne sont pas identifiables, c’est la faute du marché, la faute à personne. Exemple au sein des entreprises : quand le patronat décide de fermer une entreprise ou de licencier, il stigmatise les ouvriers, les salariés au nom de la concurrence en les accusant de coûter trop cher. Pourtant, sur la valeur d’une voiture, le coût de la main d’œuvre est de 20 %. On ne remet pas en question les patrons sur leur manière de diriger mais on se dit qu’ils ont des compétences exceptionnelles, que ce sont des surhommes et donc qu’ils ont droit à des bonus et des gros salaires. De nombreuses personnes croient à ce mensonge et finalement comprennent, admettent les licenciements. On n’accuse jamais les financiers mais toujours les salariés qui coûtent trop cher, qui ne sont pas assez productifs. Les propriétaires, les financiers, les actionnaires des entreprises sont lointains, on ne sait pas où ils sont, qui ils sont et on ne sait pas qui accuser quand ils déménagent une usine pendant les vacances, quand ils licencient sans raison véritable. La finance n’a pas de visage. Pour calmer les salariés on leur octroie avec beaucoup de générosité 2 actions au bout de 30 ans !! Le système managérial se maintient sans violence apparente mais avec des manœuvres que le salarié accepte de fait : le client est roi, ce qui justifie de rester plus longtemps sans être payé, ce qui justifie tous les sacrifices. Appropriation de l’argent public. Suite au discours de Sarkozy sur les «Allocataires fraudeurs», l’opinion publique et même le bénéficiaire des allocations chômage ou des aides sociales, finissent par croire à ces accusations alors que cette fraude correspond à 1% du total des allocations versées. Les allocataires ont tellement bien intégré ce discours que de très nombreux bénéficiaires (1/5ème) ne demandent même pas les prestations auxquelles ils ont droit. Et bien sûr, on ne parle pas des patrons qui ne payent pas les cotisations et qui usent du travail au noir. Ces fraudes représentent un énorme manque à gagner pour l’état et par conséquent un manque pour les bénéficiaires des allocations et des remboursements des frais médicaux. Détournement de l’intérêt général au profit de l’intérêt particulier par exemple en obtenant des subventions pour un château privé. Logement : calme, verdure, espace, sont pour les nantis, la banlieue éloignée, les bords d’autoroute sont pour les plus pauvres. Des magasins très populaires, des bâtiments qui étaient destinés à des réunions syndicales, ouvrières deviennent des hôtels de grand luxe, sont transformées en musée de prestige. Les plus pauvres sont refoulés des lieux qui leur étaient destinés auparavant. Pollution : on accuse les vieilles voitures, on accuse les banlieusards qui doivent prendre leur voiture faute de transport en commun. Le bon goût est associé à la richesse, les gens du commun peuvent aller visiter des belles bâtisses, des villas de luxe en payant et en remerciant les riches de bien vouloir les laisser entrevoir la beauté qu’ils méritent.

2 – Violence de l’école et du marché du travail : elle s’exerce de manière forte dans la mesure où un certain nombre de jeunes sont exclus du système scolaire sans aucune formation professionnelle. C’est une vraie violence, chômage, emplois précaires, rémunérations proches du minimum. En 2013 : 48 % des non diplômés étaient au chômage. Cette violence est symbolique car elle n’est pas vécue comme une violence par la plupart des jeunes. Le discours qu’entendent ceux qui ne réussissent pas : «Tu avais la possibilité de sortir de l’école avec un diplôme, tu n’as pas su faire les bons choix au bon moment, tu t’es exclu toi-même de l’école, c’est toi le seul responsable » et la plupart des jeunes intègrent cette responsabilité alors que c’est l’école qui n’a pas su jouer son rôle. Et la victime c’est le jeune exclu du système éducatif. La France est première sur l’impact du milieu social sur les résultats. C’est une imposture de faire croire aux exclus à leur seule responsabilité. Et plus on parle d’égalité des chances, plus celui qui échoue est responsable. L’école fait tout pour que tous réussissent, traitement égalitaire lors des examens, bourses, cours de soutien, aide personnalisée, donc celui qui ne va pas vers l’excellence c’est de sa faute alors qu’on lui a donné tous les moyens. Les concours : rang du dernier admis différent selon les instituts d’études politiques – Lille 580 – Rennes 1070 – Lyon 1221 par exemple. – Je suis le 581ème à Lille, je ne suis donc pas aussi bon que le 580. C’est en partie de ma faute. Autre discours, « Quand on veut vraiment on peut y arriver ». La réussite n’est pas seulement question d’efforts, de volonté et de travail mais aussi de milieu social. Ceux qui accèdent aux postes de pouvoir, qui ont réussi dans ces grandes écoles, finalement on pense qu’ils l’ont bien mérité.

3 – Culte de la réussite et de la performance. 1ère injonction : dès le plus jeune âge, il s’agit d’avoir. Bien sûr avoir ce qu’il faut pour vivre en sécurité, manger, se vêtir, avoir un toit mais pas seulement. Aujourd’hui dans notre société ça ne suffit pas, il faut manger bio, s’habiller de marques, habiter le bon quartier, communiquer partout et tout le temps. 2ème injonction : l’individu est aussi sommé d’être : se présenter toujours jeune, sculpter son corps, effacer les signes négatifs sur son corps, poils, acné, bourrelets. Montrer aux autres qu’au moins dans certains domaines on n’est pas n’importe qui, ce qui entraîne, dans le travail, à un surinvestissement et à de la souffrance, dans le sport d’aller au-delà de ses limites. Pour d’autres ce sont les voyages lointains, « j’ai vu ceci et cela. J’ai fait tel pays ». Chacun est sommé, est dans l’obligation d’être heureux, épanoui quelques soient les circonstances de la vie : ce qui entraîne la prise de psychotropes, le succès des psychologues pour la recherche de bien-être. Il faut jouir à tout prix, médicaments pour la libido, la jouissance, même pour les femmes, succès des sites de rencontre. Augmentation des divorces rapidement après le mariage qu’on juge insatisfaisant car obligation d’être heureux, ce qui passe par la rupture, la séparation.
Pourquoi acceptons-nous la souffrance, dans le travail, dans le sport, dans la relation ? Souffrance d’un élève qui n’a pas de téléphone portable, souffrance d’une jeune fille un peu ronde, souffrance d’un garçon qui mesure moins de1m65, souffrance d’être seul, de la solitude. Toutes ces situations sont d’une extrême violence. Pour être comme les autres, pour être acceptés, pour atteindre ses objectifs, on met en danger sa santé, son équilibre financier (surendettement), son équilibre psychique.
Pourquoi sommes-nous esclaves de toutes ces injonctions : c’est le prix à payer de la liberté, parce que nous avons acquis la liberté mais en gagnant cette liberté, on a une responsabilité énorme, écrasante, celle de réussir notre vie. On vit dans une société où on peut réussir sa vie, on peut et on doit le faire. Quand on a acquis tout ce que l’on veut, quand on est arrivé au sommet de la montagne, quand on a atteint un objectif on est content, mais quel plaisir éphémère ! Certains résistent, sont en rupture avec la société de consommation mais c’est aussi une forme de souffrance. Tout jeune il y a déjà cette angoisse : «J’ai peur de ne pas arriver à faire ma vie » aussi je me rapproche de ceux dont je voudrais être pareil et je force mes parents à m’acheter ce qui me fera ressembler aux autres.
Violence des slogans : Fais de ta vie un rêve – Je le vaux bien – Qui peux te battre – Devenez qui vous voulez – Et vos envies prennent vie – Être mieux chaque jour – Une violence symbolique dans la fausse conscience de la réalité.

Nous nous mentons quand nous pensons que la violence physique dans la société française augmente mais nous nous mentons encore à nous-mêmes car nous payons notre plus grande liberté par de grandes violences invisibles et symboliques. Et dans ce cas, nous ne nous révoltons pas, ces violences ne nous choquent pas, nous sommes immobiles et nous ne sentons pas les chaînes que nous avons aux pieds.
Les discours dominants passent car les gens ne sont pas capables de comprendre certains discours par exemple l’économie, ils n’ont pas la capacité ni le temps de réfléchir, de décrypter, de s’informer.