N° 10 – IL EST TEMPS DE RALENTIR … CYCLE « DICTATURE DE L’URGENCE »

Marie-Jo EGGER et Marc GINDRE – Professeurs d’économie et de sciences sociales.2 décembre 2015 – 43 participants.
La dictature de l’urgence produit des souffrances individuelles et collectives et menace la vie des hommes sur la Terre.
Mais sommes-nous prêts à ralentir ?
Pour les personnes qui viennent pour la première fois, rappel des 2 conférences précédentes. Ce soir : il serait temps de nous imposer une certaine lenteur. Nous avons de bonnes raisons de ralentir.

A On gouverne sans le futur et contre le futur. Le COP 21 en est une bonne illustration. Nous ne possédons pas plusieurs terres, nos ressources ne sont pas inépuisables, on ne sait pas quoi faire des déchets notamment nucléaires. Les Français prélèvent et rejettent dans la nature ce qui correspond à la capacité de 1,6 planète, les Japonais de 7,1 planètes.
Depuis les années 70 notre empreinte écologique dépasse la capacité de la planète. Le 8 novembre 2000 nous avons consommé tout ce que la terre peut nous donner en une année. On commence à constater et mesurer le réchauffement climatique à partir des années 80. Nous sommes plus nombreux sur la terre ce qui explique notre empreinte écologique : le nombre d’humains + notre mode de vie = les gaz à effet de serre. Les marchandises qui viennent de loin ne sont pas payées le prix qu’elles valent. Les innovations sont aussi gourmandes en énergies et participent aussi à l’effet de serre.
L’urgence est-elle responsable ? Gagner du temps a un impact environnemental : on change d’ordinateur, de matériel agricole, ménager, même si ces appareils et engins sont toujours opérationnels mais parce qu’ils ne vont pas assez vite, ne sont plus à la mode… On va plus vite en voiture pour gagner quelques minutes et du coup on brûle plus de pétrole. C’est un processus de destruction créatrice. Le principe de précaution est inscrit dans notre constitution et ce serait bien la nature que nous devrions protéger. Comme nous vivons aujourd’hui est une coalition du vivant contre les générations futures, ce sont nos générations actuelles qui volent la vie de la génération suivante. Nous la laisserons se débrouiller avec nos manques et nos fautes.

B Des dégâts humains immédiats. 1 — une tension permanente, l’urgence met en tension toutes les relations sociales. Il faudrait donc ralentir déjà pour cette 1ère raison. 2 – Le vécu de l’impuissance : on nous promet que tout est possible, être beau, jeune, mince, vivre des sensations extraordinaires, aller mieux tout de suite. Promesses déçues et frustrations nous sommes mis en face de la réalité de nos impuissances. 3 – L’angoisse du désœuvrement. Nouvelle solitude de celui qui ne connait pas l’urgence de la communication, ne reçoit jamais d’appel, de mails, de réponses sur Facebook, une solitude génératrice de souffrance et de tristesse. 4 – L’urgence contre la liberté : en plusieurs siècles nous avons brisé les chaines qui nous reliaient à la famille, à une religion, et l’urgence est devenue la conjonction de « Je fais » et de « Tout de suite », mais nous manquons de temps, nous ne maitrisons pas le temps qui passe. C’est une forme d’aliénation d’un genre nouveau. 5 – L’urgence contre la beauté : quelle place reste t’il pour la contemplation, l’acte gratuite, l’échange libre, la sieste quand il faut sans cesse courir ? Le temps de l’urgence est-il compatible avec le temps de l’art, écrire, peindre, construire … ? L’urgence nous prive du temps pour contempler la beauté. Faut-il courir au bout du monde pour voir de belles choses ? Plus de reconnaissance, de jugement de beauté envers soi-même, comme « Je suis content de moi, fier de moi ». C’est très difficile de faire du beau, du parfait quand on doit aller trop vite et dans les entreprises beaucoup souffre de ne pas réaliser le travail bien, parfaitement. Du PDG aux subalternes, au bureau comme sur les chantiers, l’impression de faire un « travail de cochon ». 6 – L’urgence contre le désir : toutes les satisfactions annoncent la fin du désir. Si on ne donne pas le temps au désir de s’installer on n’aura pas de satisfactions. Le travail d’anticipation, d’imagination demande du temps (le catalogue de jouets, l’enfant prend le temps de s’approprier l’objet, il en a déjà du plaisir). En écourtant l’attente on se prive de la stimulation de l’imaginaire. Certains expliquent la délinquance par l’urgence : le délit apporte satisfaction de suite comme l’agression pour posséder de l’argent, le délinquant ne va pas penser à la sanction mais uniquement à la satisfaction de l‘acte. Il ne relie pas ses actes aux sanctions. Même si les sanctions sont plus sévères alourdies, cela ne fait pas baisser cette forme de délinquance. Pour eux c’est ici et maintenant. 7 – L’urgence contre l’enracinement : naissance, lieu, famille. La famille est le 1er lieu de socialisation mais cette famille se décompose toujours plus vite, se recompose aussi vite et ne joue plus vraiment son rôle d’enracinement, tout comme le métier. Sans cet enracinement, repli sur soi, difficulté à construite son identité et donc de plus en plus de mouvements identitaires pour se retrouver. L’urgence met en cause la famille.

C Les dégâts sociétaux 1 – Urgence, stress au travail et productivité : un coût pour la santé, sommeil, équilibre psychologique, maladies cardio-vasculaires. Le stress est la 1ère cause d’arrêts de travail soit 3 à 4 % du PIB. Suicide au travail – Renault, France Télécom et Orange. Cette situation d’urgence est contreproductive. 2 – Urgence et action collective : l’urgence rend de plus en plus difficile les actions collectives : syndicalisme, associations, manifestations … car tout cela a un coût en terme de temps. On trouve de bonnes raisons de ne pas aller à la manifestation. « Après tout les autres iront pour moi, moi je n’ai pas le temps ». 3 – Le rapport au savoir et à la culture : le savoir est remplacé par l’information et pourtant ce n’est pas la même chose : une information chasse très vite à l’autre. Ce que je sais aujourd’hui aura-t-il une valeur demain ? Pourquoi mémoriser des choses alors que d’un clic on peut voir toutes les réponses. C’est un changement très profond dans notre rapport au savoir. Comment convaincre un jeune ou même un adulte de réfléchir, d’avoir le sens critique, cela demande du temps. Comment s’étonner que les jeunes confondent les infos, que les arguments simplistes portent, que les chiffres peuvent dire n’importe quoi, que les images soient forcément la vérité. Ne pas prendre le temps de la réflexion est dangereux. L’école est aussi responsable de cette situation : dans la formation des élites de demain, on apprend très vite à gérer l’urgence, l’emploi du temps, on apprend à être efficace, c’est la fabrique d’une jeunesse dominante et ensuite, quand elle sera décideur, elle imposera l’urgence.

D On ralentit ? 1 – Tout le monde n’en a pas besoin : on ne peut pas avoir une position globale par rapport à l’urgence. Les plus favorisés ont beaucoup de moyens pour ne pas faire la queue, pour avoir des gens à leur service, ils achètent du temps celui des employés qui vont être à leur service. Ils ont le temps de prendre du bon temps, la vie leur est facilitée. Dans le cadre du travail, pourtant ceux qui sont aux responsabilités, les cadres sont dans l’urgence et soumis au stress. Les moins favorisés sont considérés par ceux qui le sont comme des gens qui ne font pas grand-chose, qui ne s’intéresse à rien. Le rapport au temps est donc question de société. 2 – On ralentit déjà car nous vivons dans une société qui nous l’impose On roule de moins en moins vite en vitesse moyenne compte tenu des embouteillages. La priorité au tout TGV a été abandonnée. On a abandonné aussi les avions les plus rapides, ce qui compte c’est de remplir les avions. Le tout sécuritaire nous oblige aussi à ralentir. Cela va à l’encontre de l’injonction d’aller toujours plus vite. On ralentit par nécessité. Les bulles de décélération : dans les familles on a commencé aussi à ralentir, on négocie un nouveau rapport au temps par exemple, pendant les repas pas de portable, pendant le weekend, pas d’ordinateur. On s’invente des moments à soi, à la famille, on fait la cuisine, on fait les confitures, son pain, On jardine, on se retrouve avec les voisins. Il y a vraiment une tendance dans ce sens. 3 – Le mouvement « slow » : Slow food en réaction à la restauration rapide. Slow City – slow management – slow cosmétique – slow travel – slow parenting – slow downshifting – Slow made – slow sex – slow art – slow book – slow money. Ces mouvements sont-ils une véritable réaction structurée, une vague de fond, une mode chez les bobos, une nouvelle logique de consommation ? C’est quand même une recherche de sens, de vivre mieux.

Conclusion : ne pas être dans la nostalgie d’un passé qui n’a jamais existé tel qu’on voudrait le croire. Nous sommes des individus pluriels, nous jouissons de la vitesse mais nous nous plaignons d’aller trop vite.
Quelques interventions : dans les entreprises, refus de s’engager, je fais ce que je dois mais pas plus. La proportion de ceux qui souhaitent devenir cadres s’est effondrée. Gravir des échelons mais à quel prix ?
Les nouvelles générations ne sont pas dans le même état d’esprit que la génération précédente. Les entreprises aussi cherchent leur intérêt : quand trop de stress, trop d’arrêts de travail, la rentabilité est moindre et l’employeur, le cadre, le dirigeant diminue la pression, pas pour le bonheur des employés mais dans son propre intérêt.
Nous devons faire une hiérarchie dans les urgences, se fabriquer une méthode pour décider entre urgent, important, peut attendre.

Un livre : La tyrannie de l’urgence de Nicole Aubert

La fable du pêcheur mexicain
Alfred Gras, extrait de son livre : Fragilité de la puissance. Se libérer de l’emprise technologique
Dans un petit village mexicain, un Américain avise un pêcheur en train de faire la sieste et lui demande : Pourquoi ne restez-vous pas en mer plus longtemps ? Le Mexicain répond que sa pêche quotidienne suffit à subvenir aux besoins de sa famille. L’Américain demande alors :
Que faites-vous le reste du temps ? Je fais la grasse matinée, je pêche un peu, je joue avec mes enfants, je fais la sieste avec ma femme, je vais voir mes amis, nous buvons du vin et jouons de la guitare. J’ai une vie bien remplie. L’Américain l’interrompt : Suivez mon conseil : commencez par pêcher plus longtemps. Avec les bénéfices, vous achèterez un gros bateau, vous ouvrirez votre propre usine, vous quitterez votre village pour Mexico, puis New York, d’où vous dirigerez vos affaires. Et après ? interroge le Mexicain Après, dit l’Américain, vous introduirez votre société en Bourse et vous gagnerez des millions. Des millions ! Mais après réplique le pêcheur.
Après vous pourrez prendre votre retraite, habiter un petit village côtier, faire la grasse matinée, jouer avec vos enfants, pêcher un peu, faire la sieste avec votre femme, passer votre soirée à boire et à jouer de la guitare avec vos amis.