N° 15 – DU MULTICULTURALISME A L’INTERCULTURALITÉ : DÉFI MAJEUR DES SOCIÉTÉS EUROPÉENNES.

Doudou DIENE – 30 AVRIL 2014 – 80 participants.
Le contexte actuel des sociétés multiculturelles européennes est marqué par une crise identitaire profonde, résultant de la contradiction entre les identités nationales des Etats nations et les dynamiques multiculturelles contemporaines de leurs sociétés. Lutter contre les discriminations, combattre les inégalités et promouvoir les interactions, sociales, culturelles et religieuses qui donnent sens et substance au vivre ensemble.
Un grand honneur de recevoir Doudou DIENE, diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris. Ancien Directeur de la Division du dialogue interculturel et inter-religieux de l’Unesco. Initiateur et responsable des Projets de Routes Interculturelles de l’Unesco : Routes de la Soie, Route de l’Esclave, Routes de la Foi, Routes Al Andalus. Membre du Conseil International d’Auroville en Inde, Vice Président du Comité du Prix Niwano pour la Paix au Japon, Président du Conseil de l’Alliance Internationale des Sites de Conscience aux États-Unis, Vice Président du Conseil scientifique international de l’Institut international de recherche politique de civilisation d’Edgar Morin. Membre du Conseil de Fondation de la Fondation Hommes de Parole. Rapporteur spécial de l’ONU sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance (2002-2008). Rapports de visites et d’enquêtes au Conseil des Droits de l’Homme et à l’Assemblée Générale des Nations Unies, sur le racisme dans les pays suivants : Canada, Colombie, Guyana, Trinidad et Tobago, Côte d’Ivoire, Brésil, Japon, Fédération de Russie, Suisse, Italie, Lituanie, Lettonie, Estonie, Mauritanie, États-Unis.
Voici sa parole.
Le sujet est grave en Europe et dans le monde : montée de l’extrême-droite, banalisation de la parole xénophobe, raciste et passage de la parole à l’acte. Même en Norvège avec le meurtre de 70 personnes.
1 – Légitimation intellectuelle : considérer l’autre comme l’ennemi. Une parole portée même par certains intellectuels, voir Alain Finkielkraut traité de réactionnaire par ceux opposés à son élection à l’Académie française, voir certaines émissions de télévision. Il faut rester vigilant et se poser des questions.
2 – Instrumentalisation politique : utilise ce qui caractérise l’autre comme plateforme politique, même les partis dits démocrates.
3 – Passage à l’acte : ces phénomènes sont à interroger.
Tous les racismes ont une histoire, la défaite du combat contre l’intolérance c’est de penser que celle-ci est fatale et naturelle. Mais des expériences que l’on ne voit pas forcément prouvent qu’il existe une forte dynamique multiculturelle en profondeur qui construit le vivre ensemble. L’invisibilité de l’autre et le silence nourrissent le racisme. Au Parlement français, les minorités ne sont pas représentées et une ministre noire est victime d’insultes racistes très violentes et intolérables. Mais le vivre ensemble s’exprime de multiples façons : cuisine, musique, littérature, art …
D’où vient l’intolérance, pourquoi ces expressions de racisme ? Il faut déconstruire le phénomène pour le combattre. Profondeur d’une crise identitaire, conflit entre vieilles identités nationales (figures nationales) et les identités des arrivants (histoire, nom des rues, héros). Ces identités nationales ont été construites sur la race, la religion, la couleur qui vont civiliser l’autre c’est-à-dire qu’on va lui nier sa propre identité, sa propre humanité. Ce mélange conduit à des tensions, à de la discrimination. Ces vieilles identités nationales ont marqué durablement l’enseignement, l’éducation, la famille. Elles sont en contradiction avec la société qui devient multiculturelle. Et l’on veut civiliser, coloniser ces gens venus d’ailleurs, ces êtres que l’on veut inférieurs. Le multiculturalisme est un fait dans la mondialisation où tout le monde bouge. La diversité des sociétés se heurte à l’idéologie de l’identité nationale et devient un monde à craindre, source de tensions. S’il y a banalisation de la haine de l’autre c’est que ces minorités qu’on l’on a voulu inférieures, veulent que leurs droits soient reconnus et respectés. Elles veulent leur place dans la société, elles sortent du silence et c’est ce qui amène la peur. On nous dit que nous vivons une période de crise, financière, économique, écologique, familiale mais aussi on assiste à une mutation, à un accouchement. Toutes les sociétés mondiales traversent une mutation. Les forces traditionnelles ne contrôlent plus rien. Les gouvernements sont impuissants face à la finance, au libéralisme, qui eux ne sont plus contrôlables. Perte de valeurs, violence dans les rapports sociaux, taux de suicide des jeunes dans les pays développés et de familles aisées en hausse. Ce dernier phénomène signale bien la profondeur de la crise des valeurs. La crise écologique : industries mortifères, nature qui n’est plus de la responsabilité des citoyens, ceux qui la contrôlent étant au-delà des états, des gouvernements. La crise identitaire : nouvelles identités qui montent, nous sommes dans cet accouchement douloureux. L’intolérance formate nos esprits dans une montée insidieuse. A la télévision, notre humanité s’exprime mais la structure même de l’information banalise la mort, la violence, la souffrance. Tout est mis sur le même plan, la mort, la violence, le divertissement.

Partir de la réalité fondamentale que toutes les sociétés sont dans le multiculturalisme discriminatoire, qu’il faut transformer la diversité raciale, religieuse en interactions sur un quartier, un pays – dans un même jardin, chaque fleur garde sa beauté mais contribue à la beauté du jardin – Amener les communautés à l’interaction, chacun gardant ses spécificités mais dans un même pays. Ce doit être une construction permanente. Avoir une vision : nous sommes là ensemble, nous devons vivre ensemble, mettre ensemble, faire l’effort de créer ensemble cette interculturalité.
Deux piliers importants qui nous ont construits dans les discriminations : 1 – L’histoire, comment on écrit l’histoire. Interroger l’histoire que nos enfants apprennent. Réécrire l’histoire à partir d’une vision humaniste de l’homme et remettre à leur place les minorités. Pour que l’histoire nationale nous relie. 2 – Les valeurs, le terrain éthique, tout part de là. Intégration de l’autre différent, on lui demande de se déshabiller à la frontière pour se dissoudre mais cela c’est l’assimilation, c’est nier son humanité, sa spécificité. Bien sûr il faut favoriser l’apprentissage de la langue, des règles françaises mais il ne faut pas nier les civilisations d’où viennent les migrants. Apprendre de l’autre, apprendre de celui qui arrive. Garder la conscience que l’on peut apprendre de l’autre. Admettre, reconnaître que toute vie est une vie, que l’autre a une valeur humaine. Dans les villes, les quartiers, les habitations, se rencontrer, échanger, partager. C’est une question de choix politique : nier, écraser la diversité c’est tuer la société. S’interroger sur les actes de violence – Norvège, Belgique – Accepter ces actes de haine, c’est accepter la fin de nos sociétés.
Des millions de morts pendant les 4 ans de la Grande Guerre et 20 ans plus tard l’holocauste par une grande nation, une grande civilisation qui se prétendait supérieure. La mémoire est capitale mais pas seulement la mémoire des faits, il faut s’interroger sur les causes des faits. Le travail de mémoire c’est aussi raconter l’histoire des héros des civilisations qui viennent d’ailleurs. « L’important n’est pas que nous soyons tombés si bas mais que nous nous croyons si haut, si civilisés » Freud.
Qu’est-ce qui fait que le voisin devient l’ennemi ? Comme dans les Balkans, le Rwanda ? C’est l’instrumentalisation des esprits. Mais derrière la face obscure il y a la face humaine : reconnaître son crime, demander pardon, pardonner. Le pardon est une valeur tellement difficile mais qu’il faut essayer, même dans nos vies privées. La réconciliation, la Rwanda en est un exemple unique au monde : les Gacaca, sorte de tribunaux populaires de réconciliation imaginés par des universitaires de bonne volonté après le génocide, ont permis de redonner la parole pour pouvoir revivre ensemble. Survivants et prisonniers se retrouvent face à face dans cette « justice rendue sous les arbres ».
Le vivre ensemble est un sujet riche au cœur de nos sociétés. Bâtir le vivre ensemble est une construction permanente. Il faut cultiver cela dès le plus jeune âge. Cultiver son identité, ce dans quoi je me reconnais, ce dans quoi je suis singulier, ce par quoi j’existe mais ne pas construire son identité contre l’autre. Le sentiment identitaire est légitime mais peut constituer une tension : – Je veux te connaître, t’aimer – Je te hais, j’ai peur -.
Donner des caractéristiques à une communauté – les Roms – peut conduire à un appel à la haine raciale jusqu’à l’élimination physique.
Travailler sur soi, penser chaque jour de façon positive, regarder les gens, s’interroger sur son propre regard aux autres. A chaque minute, nous sommes dans la pédagogie humaine. Lutter contre les idéologies, contre les forces qui nous structurent, contre le poison lent du racisme et de la xénophobie. Neutraliser la bête qui est en nous pour faire sortir l’humanité. Le bourreau tue toujours deux fois, la 2ème fois par le silence.
Se rappeler que la pensée raciste a une histoire qu’il faut combattre et que le mécanisme de la haine est une construction.
Une pensée écrite sur un mur dans un squat d’artistes : « C’est moins le bruit des bottes qu’il faut craindre aujourd’hui que le silence des pantoufles ».

« Vivons ensemble comme des frères, ou nous mourrons ensemble comme des imbéciles »
Martin Luther King