L’ARGENT, SIMPLE MONNAIE D’ÉCHANGE OU INSTRUMENT DE DOMINATION ?

Jocelyne DECOMPOIX

Formatrice et animatrice en philosophie

19 septembre 2012    –   15 participants

«  Redonner une juste place à l’avoir pour réapprendre à être ? »

L’avoir peut concerner tous les domaines de la vie, la possession de biens matériels comme d’êtres humains et de biens immatériels : « j’ai une voiture, j’ai une femme, j’ai une belle situation … » L’aspiration à la possession est universelle mais sur quelles racines repose t’elle ? Elle est un ressort puissant de la mentalité humaine et un objectif de la vie sociale et économique. Mais cette aspiration, si elle est vécue sans recul, sans limite ne peut elle pas devenir aliénante et entraîner une perte de soi et des valeurs essentielles à la vie soit une perte d’être, une perte de ce qui contribue à nous humaniser et à nous grandir ? Se pose donc le problème de la signification du désir de possession ainsi que de la juste attitude à adopter face à ce moteur de la logique économique libérale.

L’argent, moyen d’échange ou fin en soi ? Aucun groupe ne peut vivre totalement en autarcie, il y a donc nécessairement des échanges entre individus, entre groupes. Troc mais il faut trouver une parité créant une équivalence pour ne pas être dans le rapport de force ou le marchandage. Depuis longtemps, des formes de monnaie facilitent les échanges auxquelles on attribue une valeur pour que l’échange paraisse équitable. C’est tout un système social d’appréciation, de hiérarchie, très complexe. Après la pièce de monnaie, on a eu l’idée  de simples morceaux de papier attestant d’une valeur : les assignats, naissance du papier monnaie. Avec les cartes bancaires, l’argent connaît une dématérialisation supplémentaire mais nous confère un pouvoir d’achat

L’art d’acquérir : est-ce en vue de la prospérité ou devient-il une fin en soi ?  Aristote distinguait 2 formes de l’art d’acquérir, l’une juste au sens d’équitable, l’autre abusive. Pour lui, la valeur d’un produit est une valeur marchande qui tient compte de la fabrication, du transport, du service rendu et cette valeur marchande permet les échanges. Mais l’échange est mis au service de la valeur d’usage : on choisit qualité, solidité … Ce système permet à chacun de satisfaire ses besoins, d’acquérir une certaine prospérité, un bien être commun. Le commerçant, le producteur peut faire des bénéfices mais la logique de la prospérité veut que l’ouvrier, l’employé, tous ceux qui produisent des richesses profitent aussi d’un enrichissement du à leur travail. C’est la valeur travail qui est valorisée, c’est elle qui est source de richesses, à quoi s’ajoute la valeur des échanges. Une société prospère est une société apaisée qui assure un certain bien être et une sécurité aux habitants : ils ne craignent plus la famine, le manque. C’est une justice distributive ou proportionnelle : il existe des différences de richesses mais dans une fourchette raisonnable. Mais ce système se transforme dès lors qu’on ne cherche pas seulement à satisfaire les besoins mais aussi les désirs qui peuvent être illimités. L’enrichissement devient une fin en soi, la production vise sa propre croissance, le profit est recherché pour lui-même. Aristote voit dans ce processus un risque de déviation à la fois économique et éthique qu’il faudrait contenir. Accroissement des inégalités, des rivalités, perte de  valeurs humaines fondamentales et fin d’un équilibre social. Système de spéculation financière qu’Aristote nomme chrématistique.

A notre époque, nous sommes bien dans ce 2ème cas de figure, la société de consommation où les désirs, les envies sont sans cesse stimulés : gaspillage, biens éphémères. La richesse se transforme en capital avec l’apparition des actionnaires qui doivent s’enrichir le plus possible au détriment de la majorité de la population et donc de la valeur travail. Tout est « marchandisable », l’être humain, la vie sous toutes ses formes. (Brevets, OGM …, ) Le système financier devient une pure abstraction coupé de l’économie réelle. C’est le capitalisme financiarisé qui a succédé au capitalisme économique.

L’avoir et l’Idéal démocratique.  Au XVIIIème siècle, l’apparition du système capitaliste ou libéral a correspondu en philosophie à l’Ere des Lumières : liberté de pensée et d’action, respect de la personne, chacun est sujet et apte à choisir sa vie de manière autonome et responsable et revendique égalité et justice sociale. C’est un fondement du système démocratique. Le développement des techno-sciences a semblé rendre accessible à tous une vie plus facile et plus confortable. Mais parallèlement, le système économique a engendré « l’homo économicus ». Un être humain réduit à sa dimension de consommateur et simple rouage du système : le travailleur. Les conséquences philosophiques en sont le manque de reconnaissance (travailleur, chômeur, pauvre …), le consumérisme, le bonheur identifié à la richesse, un individualisme égotique, ce qui pousse à la séparation, la division. Déjà au XIXème siècle, Marx voyait dans le système capitaliste la source de l’aliénation humaine. La possessivité matérielle entraîne une dépossession de l’humain. C’est ce qu’il a appelé le processus de réification c’est-à-dire de chosification de l’être humain qui n’est plus perçu que sous l’angle de la rentabilité. L’ensemble de tous ces facteurs est une société matérialiste où c’est l’avoir qui est la valeur dominante. Il y a donc une perte d’humanité du à la perversion de l’idéal démocratique par une logique économique poussée à son terme. En résumé, le culte de l’avoir entraîne l’avidité, la cupidité, la possessivité, et paradoxalement aussi la frustration et l’insécurité : car lorsque l’on perçoit le désir  sous la forme du manque et de l’envie, la satisfaction est de courte durée.  Et surtout  ce culte alimente une logique du rejet et de la stigmatisation découlant de la compétitivité et du souci de rentabilité économique à court terme et à outrance. Mais néanmoins, le système économique libéral ou capitaliste s’est développé dans des sociétés démocratiques,  grâce aux droits individuels permettant la libre entreprise ; mais inversement l’expression de l’autonomie de la personne est facilitée grâce aux moyens matériels mis en œuvre et à la production de richesses et au bien être qui en résulte.

Quelle signification attribuer à l’avoir ? Source de sécurité soit c’est un moyen et non une fin. Puissance quand il est une fin en soi : jouissance, marquage social, volupté de domination, cynisme, manipulation. L’avoir est paradoxal : plus on possède, plus on a peur de perdre et plus on entre dans une, logique sécuritaire, de peurs et de négativité. Plus on recherche l’avoir et plus on se vide intérieurement : addictions, hyper-dépendance …

Changer le regard sur la vie et initier d’autres formes d’échange ? Nous avons vu les effets pervers d’un système économique fondé sur la spéculation, d’autres formes d’échanges sont elles possibles ? Ouverture et partage. La reliaison soit relier l’homme avec lui-même, les autres, la société, la nature et donc la vie : modérer ses désirs et les orienter vers ce qui est essentiel pour soi et pour autrui – ouverture vers l’altruisme, l’autre nous enrichit – prise de conscience de l’unité du monde, de l’interdépendance de toutes les parties de l’écosystème dont l’humanité. La reconnaissance des valeurs immatérielles : connaissance désintéressée, la culture, l’éducation qui doivent tendre à l’éveil de l’humanité pour une prise de recul face à l’idéologie dominante afin d’inventer des solutions nouvelles et durables. Le don et le partage : acte de générosité à l’image de la vie elle-même, penser à l’autre, accepter ce qui est offert de bon cœur (simplicité, ouverture du cœur, chaleur humaine, confiance dans l’existence). Dimension de gratuité et de capacité d’action désintéressée. L’ouverture : la plénitude résulte de notre capacité d’émerveillement face à ce qui est dans l’instant présent (accueil, lâcher prise, conscience de vivre un moment privilégié, un don de la vie). Ces valeurs immatérielles nous permettent de toucher à l’essentiel de ce qui fait l’humain et la vie et d’apprendre à être. Vivre une « sobriété heureuse » ne peut s’accomplir qu’en s’ouvrant à des valeurs de vie et de partage.

Vers de nouvelles formes d’échange économique  on voit se développer des formes d’économie sociale et solidaire reposant sur une charte éthique – la banque : la NEF, non spéculative, les sommes déposées alimentent des projets tels que commerce équitable, agriculture biologique, habitat social, microcrédit …-  les  AMAP qui relient l’agriculteur et le consommateur – les monnaies complémentaires pour des échanges courts, des partages de savoir, de compétences dans un esprit d’entraide et de solidarité. Nous devons apprendre à nous comporter de manière différente dans ce laboratoire de recherche de coopération, de partage, de solidarité.

En conclusion, le système qui pousse la logique du libéralisme économique à son point extrême aboutit à des impasses à la fois économiques, écologiques et humaines. Nos réflexions nous ont permis de comprendre que la monnaie est un moyen pratique d’échange mais que la recherche de l’avoir comme une fin en soi conduit à une projection insensée vers le futur, vers lequel on projette notre peur du néant, ce qui engendre le sentiment de l’inutilité de l’existence. C’est donc vers une conversion de regard permettant une ouverture de la conscience qu’il faut se tourner, ce qui permet de trouver un lien intime avec soi même et avec les autres, le monde et donc la vie. Ce n’est qu’alors que l’existence se densifie et reprend sens. L’impression de plénitude qui en résulte, entraîne alors une juste attitude face à l’avoir, faite de modération et de partage.

 « Le réel est travaillé par des forces souterraines, au départ invisibles, qui tendent à le transformer. Toute métamorphose paraît impossible avant qu’elle survienne. Comprendre l’incertitude du réel, c’est comprendre qu’il y a du possible encore dans le réel » E. Morin.

 

Ce compte rendu est directement inspiré du texte de Jocelyne Decompoix ; il en reprend tous les chapitres et références.